Saint-Etienne, patrimoines et développement urbain

Après le temps de la reconversion économique, qu’a du opérer et réussir Saint-Etienne, le temps de la « reconversion urbaine » est en cours. Elle est conduite avec autant de douceur, d’attention que de détermination et, pour que le succès en soit là-aussi assuré, la ville a cherché à se construire les moyens nécessaires, à se donner les atouts qui lui manquaient.
Saint-Etienne, plus que bien d’autres cités, a subi de plein fouet la crise industrielle des années 70 et 80 : la mine, les armes, le textile, les grandes industries ont peu à peu fermé. Alors, pendant plus de 20 ans, l’énergie a été orientée vers la reconversion, la création de nouvelles entreprises, le développement de l’emploi. Avec succès puisque plusieurs milliers de PME-PMI souvent très en pointe ont été créées, qui ont transformé les caractéristiques industrielles de la ville et lui ont redonné une grande vitalité à l’échelle de son statut de deuxième métropole de Rhônes-Alpes.
Durant ce temps, il a fallu parer au plus pressé : aider les entreprises à trouver les services dont elles avaient besoin pour se développer, trouver des terrains pour qu’elles s’implantent, démolir les friches quand cela se révélait nécessaire… Et si certains lieux de l’époque industrielle de la ville ont été conservés (le Musée de la Mine par exemple) ou utilisés comme supports pour la reconversion urbaine (ainsi le site de Manufrance accueille-t-il à présent un palais des congrès, des grandes écoles et des activités diverses), d’autres ont du être démolis pour créer une offre de terrains (le technopole s’est par exemple implanté sur un ancien site sidérurgique).
Le confort de la ville a été délaissé pendant tout ce temps du redressement économique. Mais celui-ci opéré, l’une des priorités, conduite depuis le milieu des années 90, est devenue la qualité de vie, le renouveau urbain.
On a pu constater que malgré les bouleversements des dernières décennies, le découpage du territoire était encore marqué par les anciennes vocations des sites, que la réalité urbaine était empreinte de l’histoire de la ville : des quartiers à la personnalité singulière (ainsi le Crêt de Roc et son habitat de passementiers), un centre structuré sur un plan en damier, dessiné par l’architecte Dalgabio et qui a donné le cadre de la ville au temps de son développement accéléré, une présence permanente de la géographie des collines, des centres secondaires très présents… Mais comme la vie urbaine, la vie sociale et la culture étaient également marquées par le passé de la cité. Saint-Etienne est une ville populaire où s’entre mêlent un grand attachement à la cité, une tradition d’entraide ou par exemple un certain rapport à l’objet. On peut le mesurer dans les performances des entreprises ou dans la qualité des écoles des Beaux Arts ou d’Architecture. On le constate aussi dans la capacité de mobilisation dans le domaine associatif ou lors d’évènements tels que le Mondial ou la Biennale de Design. Saint-Etienne possède une véritable personnalité qui est sa valeur et sa force.
Alors quand, sous l’impulsion du maire Michel Thiollière, il s’est agi d’intervenir sur la restructuration urbaine, il ne pouvait être question d’ignorer cette richesse, ce patrimoine même si ce mot est d’ordinaire plutôt associé à l’histoire architecturale.
Et nous avons donc cherché à apporter des réponses pertinentes avec la réalité urbaine et la culture, adéquates avec les capacités existantes, et opérantes dans un temps raisonnables.
Saint-Etienne n’est pas un exemple de patrimoine architectural d’exception. Alors, nous avons décidé que tout lieu était digne d’attention et devait être traité avec le même soin, considérant que la ville était partout et pas seulement dans des quartiers de facture historique qui mériteraient le plus grand soin quand d’autres et leur population seraient tenus pour secondaires. Nous avons traduit ces principes en traitant avec le même sérieux chaque projet (qu’il concerne une rue, une place ou un quartier). La maîtrise d’ouvrage, dirigée par Serge Brugière, a élaboré par exemple dans chaque site des programmes établissant la manière dont les lieux fonctionnaient, comment ils vivaient et souvent quelle était leur histoire. Des maîtres d’¦uvre privés ont systématiquement été sollicités pour concevoir des projets, quelles que soient la dimension des lieux et leur situation (carrefours, délaissés, quartiers excentrés, rues, etc.), et ils ont du s’attacher, en se fondant sur les programmes, à réaliser des propositions pertinentes avec les valeurs des sites, de quelque nature qu’elles soient. Une centaine d’aménagements ont ainsi été réalisés créant, du fait de leur facture ou par les usages qu’ils ont générés, un véritable patrimoine contemporain.
Pour que cela soit rendu possible, la maîtrise d’ouvrage de tout projet de transformation urbaine a été rassemblée au service d’urbanisme dirigé par Alain Cluzet, contrairement à ce qui se passe souvent dans les villes qui séparent ce qui est habitat ou espace urbain conventionnel de ce qui est l’espace courant, les rues ou par exemple les infrastructures. Celles-ci sont alors traitées de manière fonctionnelle, au service de l’usage automobile et non comme des espaces complexes, supports de la vie publique et qui de ce fait nécessitent attention, projet et souvent débat et choix politique.
La ville a perdu pratiquement 10% de sa population depuis le début des années 90. Il est donc nécessaire d’agir vite pour enrayer ce phénomène et, par exemple, il faut transformer la ville rapidement tout en générant de la qualité. Le rôle de maître d’ouvrage des services techniques a donc été renforcé, des chefs de projet compétents se sont formés « en marchant », des dispositifs de coordination, de pilotage technique ou politique ont été construits, des méthodes de travail peu à peu se sont affinées, une sorte de culture commune de l’aménagement a été créée. A nouvelle politique, à nouvelle exigence en matière de qualité urbaine, a donc correspondu une évolution des pratiques professionnelles, des missions. Ont été construites, au sein des services, des compétences adaptées à la transformation de lieux complexes, à la prise en compte de la diversité des contextes urbains, sociaux ou culturels, au travail en fait sur la ville constituée.
Dans le même sens, l’un des objectifs était de développer l’écoute des usagers de la ville et des quartiers, la concertation, l’échange avec les publics et le partenariat avec les acteurs qui tous les jours font bouger la ville. Des méthodes de concertation ont été élaborées et, par exemple, chaque site, quelle que soit sa taille, fait l’objet de diverses présentations publiques au stade du programme ou aux diverses étapes du projet. Les commentaires nourrissent les projets, leur donnent leur pertinence, leur adaptation au contexte des usages. Ils rendent aussi possible l’expression de la relation que les habitants entretiennent avec leur territoire. Ainsi, le refus de l’ostentation est-il souvent présent dans les esprits et se traduit par des projets qui cherchent à aller à l’essentiel, qui reflètent une certaine sobriété et évitent ce qui est superflus. Mais ce processus, pour être opérant, nécessite que les rôles soient très clairement définis en fonction des compétences de chacun. Ce sont naturellement les maîtres d’oeuvre qui ont la responsabilité de la création des projets, même s’ils doivent faire preuve de capacités d’écoute.
Saint-Etienne n’avait pas de milieu professionnel orienté vers la conception d’aménagements urbains. Alors, en même temps que nous avons sollicité des créateurs extérieurs à la ville, nous avons choisi de profiter du volant d’opérations que la collectivité devait conduire, pour construire une compétence locale, capable de concevoir les projets du présent tout en participant, dans l’avenir, à l’évolution de la ville. Nous appuyant pour cela sur les deux très bonnes écoles des Beaux Arts et d’Architecture, nous avons constitué un Atelier d’une quinzaine de jeunes créateurs (des architectes, des designers et des artistes) qui, encadrés par moi-même, ont été chargés de dessiner les projets, le bureau d’étude « espaces publics » de la ville, dirigé par Francis Alméras, réalisant les études techniques et le service urbanisme assumant la maîtrise d’ouvrage. C’est une sorte d’école stéphanoise de l’espace public qui est ainsi née et, en 2002, de nouveaux créateurs ont été intégrés tandis que les anciens auront été accompagnés pendant le démarrage de leur vie professionnelle. Ils forment un patrimoine humain et apportent et continueront d’apporter leur inventivité, leur écriture, leur contribution à la personnalité de la ville.
En quelque sorte, a été mis en place durant ces quelques années un savoir-faire sophistiqué en matière de développement urbain, capable de répondre au projet politique du maire que Saint-Etienne soit plus agréable, plus accueillante et fonctionne mieux, et qu’elle soit peu à peu capable de maîtriser son destin. Ni table rase urbaine, ni table rase sociale ou culturelle, il s’agit au contraire de la construction d’une dynamique cherchant à tirer le meilleur des valeurs de la ville pour la transformer, pour accompagner son mouvement.
Et du fait du travail réalisé, chacun s’accorde à dire que la ville a changé. Ce qui est fait n’est plus à faire même si une vaste tâche reste à accomplir (encore est-il illusoire et peu souhaitable de penser achever la ville un jour !).
Bien entendu, ce qui a été mis en place de méthodes et de moyens va être poursuivi, amélioré. Mais à nouveau contexte, nouveau projet. 2002 aura été l’année de l’explicitation du nouveau projet urbain et une exposition, place de l’hôtel de ville, aura permis d’en informer les stéphanois et d’ouvrir un débat sur l’avenir de la cité. Mais plus encore que précédemment, les dimensions sociales et culturelles y sont présentes. Quelques exemples le montrent.
L’appel à la création va être poursuivi, renforcé notamment par deux nouveaux Ateliers: un sur la mise en lumière de la ville et un pour assurer sa mise en couleur à l’occasion de la campagne de ravalement qui vient d’être lancée. Dans le même esprit que ce qui a été conduit pour les espaces urbains il s’agit, dans ces deux domaines, de s’affranchir d’un certain conformisme pour développer l’inventivité, pour ouvrir à une écriture plus libre, plus moderne, sans tomber dans la banalité des murs peints ou des célébrations lumineuses.
Dans le même sens, parmi les grands sites amenés à être aménagés dans les cinq années à venir, deux d’entre eux sont résolument tournés vers une utilisation du patrimoine pour en faire un vecteur de développement urbain.
Le site du GIAT, situé à proximité du centre et qui comprend d’anciens bâtiments industriels libérés en partie par l’armée, va accueillir le Centre International de Design. Imaginé par le directeur de l’école des Beaux-Arts, Jacques Bonnaval, il est l’émanation à la fois de l’histoire industrielle de Saint-Etienne et de l’action que mène l’école et notamment de la Biennale de Design, manifestation d’envergure internationale qui donne à voir le rapport contemporain existant entre industrie, création et modes de vie. En cohérence avec le projet développé dans ce nouvel équipement, la manière même d’aménager le site du GIAT, ses rues, ses places, ses bâtiments fera appel à la création, conjuguant l’attention à la mémoire architecturale, industrielle ou ouvrière et l’invention, la modernité. Les modes de vie induits eux-mêmes devront correspondre à la réalité du présent en s’appuyant sur l’histoire de la ville et ce sera une des tâches des maîtres d’ouvrage, Ville ou Métropole, que de permettre que des réponses appropriées soient apportées. Elles pourront s’appuyer pour cela sur le savoir-faire acquis dans ce domaine depuis quelques années.
Le « sillon culturel » est un autre des sites dans lequel le patrimoine apporte déjà une forte valeur ajoutée. Situé lui aussi à proximité du centre, il comprend un grand nombre de lieux formant ou ayant formé l’histoire sociale, culturelle ou économique de la ville. Le Musée de la Mine, le Musée d’Art et d’Industrie, la Comédie de Saint-Etienne, l’école des Beaux-Arts, la bibliothèque centrale sont parmi les équipements qu’il s’agit de mettre en réseau de manière à démultiplier l’offre culturelle. Ce quartier, classé comme Grand Projet de Ville, présente d’autre part des difficultés sociales et l’approche culturelle donnera d’autant plus de sens à ce qui doit être conduit afin d’apporter des réponses. Pour traduire en actes ces propos, les actions d’aménagement (espaces urbains, bâtiments, signalétiques, fêtes…) qui commencent à être conduites intègrent la création architecturale, artistique et lumineuse (c’est par exemple un des sites prioritaires du plan lumière et de l’implication d’artistes dans l’espace public). Un travail de partenariat avec les différents acteurs va compléter et mettre en réseau ces initiatives avec les projets portés par eux, le but affiché étant de donner à ce quartier une véritable personnalité culturelle.
D’autres lieux, d’autres thèmes sont ou seront l’occasion de cette fondation des projets sur un ancrage patrimonial. Celle-ci est parfois une véritable mise en tension entre ce qui doit être conservé et ce que l’on a l’obligation de faire évoluer, de changer parfois. Ainsi en est-il de l’habitat qui est une des priorités du présent projet urbain. Le centre de la ville, très dense, est un des sites où le nombre de logements vacants est le plus élevé, le mode d’habiter qui y est proposé ne correspondant plus aux modes de vie contemporain, aux exigences par exemple en terme d’espaces de détente. Alors, pour remettre en quelque sorte ces quartiers dans le marché (n’oublions pas la très forte diminution de population de la ville centre), il est nécessaire notamment de dé-densifier les îlots c’est-à-dire par exemple de démolir des immeubles pour créer des espaces de proximité (à l’image du jardin Elise Gervais) ou une offre minimum en stationnement résidentiel. On voit bien qu’il peut y avoir contradiction entre la conservation comme principe absolu et une approche responsable du contexte urbain et de sa nécessaire évolution.
Alors, plutôt que d’appliquer des recettes, un dogme ou une règle intangible, Saint-Etienne cherche et continuera à chercher à résoudre ces questions en menant des débats fondés sur une connaissance ouverte du patrimoine, élargie à la sociologie, à la culture et aux modes de vie, fondés sur des projets capables de faire évoluer le contexte urbain en intégrant le fruit des réflexions. Et pour que cette manière attentive et éclairée de mesurer et maîtriser l’évolution urbaine soit conduite avec les stéphanois, pour que ce soit un des éléments de la culture publique, le maire, Michel Thiollière, a souhaité que la coproduction de l’urbain soit un des thèmes de la politique publique.
Jean-Pierre Charbonneau, le 22 Août 2002
Paru dans la revue La Pierre d’Angle