Et si, comme en économie, d’autres politiques urbaines étaient possibles.
L’on a, depuis plusieurs décennies, en partie réparé les villes. Sans naturellement en terminer car jamais une cité ne s’achève, sans même parfois beaucoup de succès comme dans les grands ensembles tant le sujet est complexe et renvoie à des thèmes qui dépassent l’urbain. On a réparé face à la désindustrialisation, l’obsolescence de l’habitat, la prééminence de la voiture, les blessures écologiques…sachant qu’il n’est pas dit qu’en même temps nous n’ayons ailleurs continué à déqualifier.
Un mouvement commence à apparaître, qui mobilise les capacités intellectuelles sur des thèmes et des pratiques nouvelles : transformer le fonctionnement sans aménagement, privilégier les attentes sociales dans leur complexité plutôt que des solutions pré-mâchées et technocratiques, conserver ce que l’on peut et éviter la table rase… Se libérant des prérequis, il aborde comme un élément du contexte les données nouvelles liées à la diminution des budgets, à la demande sociale, à la nécessaire évolutivité. Le fait économique, loin d’être un handicap, devient même un atout qui oblige à aller à l’essentiel. La situation telle qu’elle est devient vecteur d’innovation, support de création et d’enrichissement du projet, d’appel à l’intelligence. Elle oblige à aborder les pratiques, les usages, à tenir compte de l’humanité des lieux. Elle invite à prendre les expériences extérieures au sérieux, alors que l’on peine encore à tirer les enseignements des initiatives spontanées, encore plus à coller au mouvement réel de la société.
Après la réparation, serions-nous dans le temps de l’activation ? En effet, ces nouvelles pratiques considèrent comme un atout les acteurs et les initiatives locales et, les mobilisant, ajoutent au dynamisme d’un territoire. Elles incitent à mettre au cœur du sujet et de la réflexion non la technique, les matériaux, l’argent mais l’individu et la vie urbaine. Elles étendent les possibles grâce à l’innovation. Les approches créatives dues aux projets dans leur diversité et à leur appropriation permettent de créer une urbanité plus vive, plus active, plus mouvante, plus réactive aussi, à l’image de la société urbaine.
Ainsi en est-il du parti pris par les architectes d’AZC. Face à un contexte qui a évolué, ils proposent des solutions qui dans leur forme, leur usage, leur économie, leur temporalité sont nouvelles. Prenons l’exemple de leur proposition de pont sur la Seine, « Bouncing bridge ». Gonflable, facile à déplacer, il permet de traverser le fleuve mais offre également une expérience urbaine singulière. Il fait découvrir Paris autrement, créant une sorte de trampoline inattendu et ludique en plein cœur de la capitale. Ce projet, à première vue utopique, est en fait tout à fait réaliste et réalisable. Les architectes ont utilisé leur intelligence et leur savoir non pour répéter des solutions conventionnelles parfois inadaptées et insatisfaisantes, mais pour inventer des solutions contemporaines. Ils ne sont plus dans une reproduction statique de la ville et des formes du 19ème siècle, dans la répétition d’une culture d’avant, mais bien dans la construction de réponses de notre temps. Est-ce la modernité ? Cette proposition serait-elle un premier pas qui fait date, comme l’ont fait Paris Plage en son temps ou les aménagements évolutifs de la rive gauche du même fleuve?
Il existe bien sûr, au sujet de la ville, des réflexions, des intelligences multiples et solides, des qualités créatives fortes, construites depuis plusieurs décennies. Mais elles sont encore trop utilisées dans les méthodes d’avant et pas assez dans les méthodes d’avenir. Par exemple, nous vivons encore sur l’idéologie des grands projets qui ont construit des savoirs que les grands commis de l’Etat et des collectivités se sont peu à peu appropriés. Ils ont convaincu le personnel politique local qui en a fait un marqueur de sa capacité à entreprendre, d’ailleurs souvent en contradiction avec les administrés qui n’en demandent pas tant. Ils donnent l’illusion de maîtriser le temps, les coûts, le projet…Or entre la décision et l’achèvement, on en prend souvent pour 20 ans. Il est de plus courant que les collectivités remettent la main à la poche pour combler les déficits. Entre temps, le contexte économique, social et urbain, les acteurs, le monde a changé.
Les grandes opérations concentrent aussi les budgets, les moyens humains, l‘attention. Il est même courant qu’au sein du périmètre du grand projet un soin excessif soit accordé aux espaces publics, au mobilier, au confort, et que de l’autre côté du trait fictif qui en marque la limite, les trottoirs soient défoncés, les luminaires hors d’âge. L’approche par territoires limités siphonne les capacités des collectivités et répond plus à l’idéologie du développement qu’à la recherche de bien-être urbain.
D’autres politiques urbaines sont possibles qui doivent s’appuyer sur le savoir accumulé mais doivent l’utiliser autrement, sans enfermer dans des règles peu à peu stratifiées, ossifiées et qui empêchent d’évoluer quand pourtant le monde change. Il faut absolument ouvrir les esprits et les méthodes et laisser d’autres perspectives advenir. Quelques exemples illustrent ce propos.
Sur le thème du logement, l’intérêt que présentent certains habitats informels des périphéries de villes d’Amérique latine est souvent reconnu. Ils répondent aux attentes de leurs constructeurs, en termes d’usages ou de coût et acceptent aisément les changements au sein de la cellule familiale. Ils fabriquent certes des rues au début peu amènes mais qui peuvent sans difficulté évoluer vers l’urbanité. La collectivité a alors pour tâche de faire venir les transports, les réseaux, d’assurer l’éducation, l’action sociale, la sécurité…De notre côté, nous nous efforçons « d’éponger » depuis 40 ans les erreurs liées aux grands ensembles planifiés dans les années 60. En même temps, nous fabriquons du logement souvent trop cher, trop loin, qui banalise les territoires et ne répond pas vraiment aux attentes des acheteurs ou des locataires, quand il ne laisse pas sur le carreau un nombre croissant de personnes.
L’espace public fut longtemps laissé pour compte, envahi, maltraité, en dehors des préoccupations des édiles et des administrations. Il fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions, à tel point qu’on en oublie son rôle qui est d’accueillir partout les usages habitants et les fonctions de la ville. Alors on aménage richement de nouveaux sites, avec une débauche de matériaux, de mobiliers, de végétaux, comme si la même recette s’appliquait partout. La sophistication, la profusion « plombent » même les budgets, empêchant d’agir sur des lieux ou des sujets plus essentiels. Souvent vides car n’est pas place de la République qui veut, on fabrique trop d’espaces publics, trop riches.
Alors, dans certaines villes, l’on expérimente et réalise des projets plus simples, moins chers, collant aux attentes et aux fonctions. L’aménagement n’est qu’un levier parmi d’autres. L’objectif est le dynamisme du site et son appropriation et pour cela on sollicite l’intelligence, l’approche sensible, la créativité au service de la vie du lieu et en valorisant déjà ses qualités, ses singularités.
Concernant les transports, on promeut les trams à tour de bras. On leur a même trouvé la vertu de qualifier les espaces publics : en serait-on incapable sans cette opportunité ? Nous avons moins d’argent alors pourquoi ne pas utiliser des véhicules sur roues, des bus améliorés dans des sites protégés? Ils seraient moins performants. A Bogota peut-être, cité de 7millions d’habitants, mais dans nos villes moyennes ! Et pourquoi ne pas investir dans les vélos, les habitants de Copenhague font un déplacement sur 3 en vélo. La marche est gratuite, efficace, le co-voiturage… Bien des systèmes sont imaginables si on y réfléchit et se donne les moyens de les mettre en œuvre, si on conçoit une stratégie qui libère des lobbies et accompagne un changement que l’on pressent inéluctable.
Nous ne pouvons plus faire comme avant, mais ne sommes pas encore décidés à imaginer et mettre en œuvre des solutions nouvelles. Posons-nous les questions différemment, évitons la réponse qui n’en est pas une et qui consisterait à baisser les bras. D’un côté, il existe un processus puissant, bien huilé, une machine à aménager portée par des professionnels aguerris, des savoirs sophistiqués, des réseaux économiques et industriels. De l’autre, des pistes de réflexion ou d’action sont engagées. Certaines sont des tentatives plus ou moins adroites ou naïves qui, par exemple, idéalisent le « travail avec les habitants », les jardins potagers en ville ou l’art dans la rue : des bonnes intentions souvent en dehors de la réalité, de l’échelle que représente une ville, de son mouvement, de sa vie réelle.
Mais il existe, face à des situations en effet complexes, une vraie réflexion, de vraies capacités à aborder la multiplicité des logiques à l’œuvre pour en tirer des propositions adaptées, évolutives et qui marchent. En témoignent certains travaux d’étudiants dans les écoles d’architecture ou d’urbanisme, ou les résultats de concours d’idées ou certaines actions de transformations d’usages. Ils montrent souvent une véritable approche sensible des modes de vie et des situations, y compris économiques ou écologiques. Ils illustrent une vraie capacité à imaginer des stratégies opérantes.
Sauf que la réalité de l’action urbaine n’a toujours rien à voir, que la perte en ligne est considérable, que la manière de produire de la ville n’a pas encore réussi à évoluer. L’équation est simple pourtant, elle est même mathématique : doit-on mettre l’argent, l’énergie dans la pérennisation d’un mode de fabrication conventionnel et que l’on rend encore plus efficace ou investir dans la réflexion, l’intelligence, la matière grise appliquée à l’urbain ? Doit-on financer le dur, l’aménagement, ou activer la vitalité de la société locale et favoriser la créativité, l’ouverture, l’expression du dynamisme des acteurs culturels, associatifs, sportifs, économiques…? Cette question ne se pose pas seulement en France et en Europe et mérite d’être posée également dans les pays émergents.
(Texte pour l’ouvrage Take hapiness seriously)