Dans le cadre du cycle art espace public – Paris La Sorbonne – 26 janvier 2007.
Master Projets Culturels dans l’Espace Public / Pascal Le Brun-Cordier
Introduction de la rencontre :
Un certain nombre d’expériences ont amené ces dernières années des artistes à travailler avec des opérateurs urbains. Ces projets impliquent les artistes en tant qu’experts sensibles, inventeurs de dispositifs de médiation, ou encore créateurs d’aménagement. La question qui guide cette rencontre est : comment les artistes sont intégrés dans le projet urbain, pour renouveler les manières de penser et de construire la ville ? Quels sont les enjeux de ces démarches, quelles sont les modalités, les aboutissements, et quelles sont encore leurs limites ? Dans les projets dont nous allons parler ce soir, nous tenterons de voir si l’artiste a pu être au c¦ur du projet urbain, ou s’il était invité en marge pour une intervention simplement décorative et animatoire?
Modérateur : Nous allons donner la parole à Jean-Pierre Charbonneau, urbaniste, qui exerce la fonction de conseiller en politiques urbaines et culturelles dans plusieurs villes, notamment Saint-Etienne, Lyon, Saint-Denis, et Copenhague. Pouvez-vous nous parler des projets urbains sur lesquels vous avez associé des artistes, pour éclairer :
-À quel niveau les artistes sont associés à ces projets : en amont, ou plus tardivement sur le projet, et à quel titre ? Qu’apportent-ils à la fabrique de la ville ?
-Quelles sont les limites et difficultés de ces collaborations entre artistes et opérateurs urbains ?
Je suis urbaniste par hasard et ingénieur de formation. Et j’ai aussi fait l’artiste à un moment de ma vie, également conseiller artistique de la Ville de Rennes puis responsable, pour le Grand Lyon, des Minguettes à Vénissieux. Une sorte de « navigation » entre la culture et l’urbanisme. Je ne dirai ici aucune certitude, ni ne vous donnerai de leçon. Je vous dirai seulement ce que j’ai fait, avec d’autres, le plus important étant peut-être de faire.
À Lyon, à partir de la fin des années 80, je me suis occupé auprès d’Henry Chabert, de la politique des espaces publics de la Ville et de l’Agglomération, à la fois dans les centres et dans les banlieues. Les espaces étaient partout délaissés, le travail d’amélioration à produire était donc considérable et nous devions aller vite. Le thème de l’espace public était nouveau, alors nous avons appris en faisant, et imaginé d’abord des processus de transformation simples, ce qui explique pourquoi il y a eu si peu d’interventions artistiques. Pour autant nous avons été très attentifs à produire des espaces beaux, dans lesquels les gens se sentent bien et qui répondent à la complexité d’usages urbains multiples. Les projets ont en général été conçus par des paysagistes, seuls professionnels à l’époque vraiment intéressés par ce thème. Plus de 300 sites ont ainsi été rénovés ou créés en 10 ans. Parmi eux, un seul site significatif où un artiste a été réellement très présent et qui est devenu emblématique de Lyon : la Place des Terreaux conçue par Daniel Buren, artiste, et Christian Drevet, architecte.
Il faut rappeler aussi que depuis les années 60/70, beaucoup d’interventions artistiques avaient été mises en place dans les espaces urbains avec des résultats qui, avec le temps et ses outrages, rendaient modestes. A côté de belles réussites comme l’œuvre de Kosuth à Figeac, combien d’œuvres fatiguées, au sens effacé, qui ne représentaient plus grand-chose du talent, de l’énergie, de l’enthousiasme qui les avaient vues naître.
Notre propos, notre tâche pourrait-on dire visaient d’abord à redonner qualité et légitimité aux espaces publics, ils n’étaient pas à priori de développer les interventions artistiques.
Mais apprenant en marchant, nous avons peu à peu complexifié notre approche, en faisant par exemple des études sociologiques pour mieux connaître les usages, les attentes. Nous avons cherché à mieux comprendre les enjeux : comment prendre en compte le temps, le mouvement, la capacité d’évolution, qui fait partie de la réalité des villes et des vies, comment tenir compte de l’histoire, du sens. Quelques exemples de la manière d’aborder celui-ci : des textes ont été commandés à des écrivains (Marie Desplechin, Azouz Begag, Charles Juliet, John Berger…) pour qu’ils expriment leur sentiment sur un lieu, en montrent le poids, en fasse ressentir l’épaisseur avant que celui-ci ne soit transformé. Les points de vue ont été ensuite transmis aux acteurs de la transformation et expliqués, commentés. L’ensemble a donné lieu à un livre intitulé « Lyon, ville écrite ». Des BD ont également été créées (Pierre Christin, Berlion, Sure…) formant le livre « Lyon quartiers BD ». L’idée est de dire que tous ces points de vue obligent à penser plus attentivement que si l’on était dans un champs de pommes de terre.
L’idée est aussi venue de confier de petits sites à des artistes afin qu’ils en fassent librement des jardins inventifs, à l’image des pocket gardens new-yorkais. Il s’agissait aussi d’expérimenter des processus de production de projets capables d’enrichir en les déstabilisant nos pratiques nées de l’aménagement d’un grand nombre de sites. Nous avons donc, avec Gilles Mathieu, ancien responsable des études urbaines à la Ville de Lyon, lancé les jardins de proximité. Les artistes y étaient au devant de la scène, y étaient les créateurs, assistés cette fois par les concepteurs traditionnels de l’espace qui se retrouvaient « à leur service». L’on en attendait de la légèreté, de la transgression, comme ces petits espaces conquis souvent de manière illégale sur la pression immobilière. Mais en fait nous nous sommes retrouvés avec plus de lourdeur, car il est difficile de passer de l’imagination, du concept à la complexité, à la dureté de l’espace urbain. Il ne faut pas regretter pour autant ces tentatives car elles ont permis la création de lieux intéressants, de formes nouvelles, à l’image de ce square conçu par l’artiste Jean Le Gac et les paysagistes d’In Situ. Elles ont apporté aussi un éclairage précieux sur les jeux de rôle dans la transformation urbaine, sur la manière dont on peut tirer le meilleur de chacune des sensibilités ou compétences susceptibles d’être mobilisées (artistes, architectes, ingénieurs, sociologues économistes, etc.).
Dans le même temps, d’autres types d’interventions artistiques étaient lancés sur l’agglomération lyonnaise. Dans les nouvelles lignes de métro, chaque station était conçue par une équipe formée d’un architecte et d’un artiste, les sorties de métro étaient dessinées par les architectes Jourda et Perraudin. La société des parkings, Lyon Parc Auto, lançant la construction de nouveaux parcs, en profitait pour mettre en œuvre une stratégie d’amélioration de la qualité en faisant appel à chaque fois à une équipe formée d’un architecte, un designer, un graphiste et un artiste. Conduite grâce à l’appui d’un assistant à maîtrise d’ouvrage, G.Vernay-Caron. Les résultats en sont remarquables du fait de la qualité des œuvres et de la qualité du travail de chacun des acteurs. De plus, ces opérations ont bénéficié du fait qu’un parking fonctionne plus comme un espace semi privé, contrôlé en tout cas, que comme un espace public.
Parlons de lumière. Depuis la fin des années 80, un plan Lumière avait été lancé par Henry Chabert, conduisant à l’illumination de nombreux sites (ponts, collines, monuments, etc.). Le 8 décembre, ancienne fête lyonnaise datant du 19° siècle, était également célébré avec un véritable succès local. Nous avons eu l’idée de passer de cette manifestation à la fois religieuse et païenne à une véritable fête célébrant la lumière sous toutes ses formes. Le Festival des Lumières voyait ainsi le jour, dont l’une des orientations était justement de donner à la création toute sa place, facilitée par le caractère éphémère de la manifestation. Depuis, elle s’est largement développée, trop pour certains, mais en tout cas elle apporte chaque année son lot de créations artistiques, ouvrant le champ du possible à ce matériau singulier qu’est la lumière dans son rapport à la ville. A telle enseigne qu’ouvrir le champ de la création est devenu l’un des objectifs du nouveau plan Lumière initié par le nouvel élu en charge de l’urbanisme : Gilles Buna.
Le temps a changé, ce qui est fait n’est plus à faire. Mais il est précieux régulièrement d’interroger le savoir-faire que nous avons acquis, parfois dans la douleur, pour inventer des pratiques nouvelles, pour tenir compte de l’évolution des pensées. L’écriture artistique aussi a changé. Alors, avec Gilles Buna, nous avons imaginé un nouveau mode d’aménagement, complémentaire des aménagements lourds où l’on reprend tout un site. Il s’agit de coloniser les espaces des voiries trop grandes par des carrés de jardins de 5mX5m. Ils rétrécissent alors la chaussée au profit des piétons ou des cyclistes et donnent un paysage plus agréable, une meilleure ambiance à une rue, en un temps court et pour un coût faible. Nous avons aussi souhaité que cela soit l’occasion d’exprimer la vivacité, le mouvement, la créativité du temps dans lequel nous vivons. Pour cela nous avons demandé à des créateurs et notamment des artistes d’imaginer chacun un carré de jardin. La création de chaque fois plus de 20 jardins a permis l’organisation d’un festival dont la deuxième édition s’est tenue en 2006.
S’il s’agit d’être mieux en ville, l’on a atteint l’objectif et je suis fier de ce travail fait en lien avec la direction des Espaces Verts, très porteuse de ce projet rafraîchissant en ce qu’il continue à interroger, inventer, faire, donner la parole. La majorité des gens a pris ce projet avec gaieté et tendresse et c’est important dans les villes de garder une ouverture aux autres, aux formes nouvelles, au sens que portent les lieux et les actes.
Saint-Etienne est une ville vive, en mouvement. Son projet urbain, qui vise notamment à améliorer la vie quotidienne et renforcer son rôle de métropole, en témoigne. Le maire, Michel Thiollière, a souhaité que la culture aussi favorise cette vitalité : les lieux de création sont très actifs, le design est un des thèmes prioritaires de l’agglomération…En tant que conseiller du maire pour la politique urbaine j’ai, avec les services de la ville, tenté que celle-ci soit cohérente avec l’ambition culturelle. C’est pourquoi nous avons lancé l’Atelier Espaces publics. Celui-ci a la double originalité de traiter tous les espaces du quotidien avec la même attention et de faire appel, pour concevoir les projets, à de jeunes créateurs stéphanois issus des écoles d’Architecture et des Beaux-arts de la ville. Ils sont réunis au sein de « l’Atelier » que j’anime. L’objectif est de rendre à l’usage de petits sites à forte valeur sociale (squares, cheminements piétons, aire de jeux, entrées d’écoles, etc.), de les mettre en valeur grâce à des projets réalisés rapidement et à un coût acceptable. L’idée est aussi que ces projets soient une opportunité pour aider de jeunes créateurs à rentrer dans la vie professionnelle tout en se formant sur le thème de l’espace public. Ils constituent pour la collectivité un vivier de compétences utiles pour l’avenir de la transformation de la cité.
Le processus de production est original qui associe des savoir-faire en devenir et les savoir-faire existants à la ville. « L’Atelier » a regroupé jusqu’à 15 personnes, architectes, artistes ou designers, remplacés tous les trois ans environ. Depuis sa création, plus de 150 sites ont été aménagés de cette façon. La recherche que les projets répondent bien aux usages, la singularité d’une écriture moderne et inventive, permettent de percevoir une sorte de style qui pourrait être la signature d’une école stéphanoise de l’espace public.
Les collectivités ont également décidé de poursuivre cette démarche dans les grands projets. Ainsi, la conception en est confiée à des architectes souvent reconnus mais de jeunes concepteurs de l’Atelier sont aussi associés. La commande qui leur est confiée est de concevoir des micro-lieux , de micros évènements autonomes, à l’échelle de la personne et racontant la ville comme lieu de vie, célébrant son humanité. C’est dans cet esprit qu’ont été aménagés la place Chavanelle (Charles Bové architecte), la ligne de tram (AABD architecte), le campus de Tréfilerie (Yes architectes). Au total, une trentaine de créations ont ainsi été réalisées, qui s’ajoutent aux actions de proximité. Elles participent, comme la Cité du Design ou le Zénith au mouvement de la ville qui trouve ainsi une part de son ferment dans la création, l’urbanité, l’humanité.
À Saint-Denis, nous sommes en train de finir la rénovation du centre-ville, opération complexe qui regroupe 43 projets traitant de thèmes complémentaires (l’habitat, la culture, les espaces publics, les transports, le commerce, la vie sociale, etc.). Ce site de 110 hectares est utilisé chaque jour par des dizaines de milliers de personnes, acteurs ou visiteurs. Là aussi il faut que les interventions artistiques soient présentes et nous avons tenté de le faire dans un certain nombre de projets (les parkings, l’espace public, les évènements éphémères tels qu’un concert de Nicolas Frize…). Mais le site est compliqué, les problèmes à résoudre difficiles. Il ne faudrait pas laisser croire que la solution d’une telle complexité urbaine et sociale se trouve dans des interventions artistiques seules. Et il est probable là comme souvent que c’est dans la liberté que chaque artiste prendra d’exprimer ce qu’il a à dire, indépendamment de toute commande, que se trouvera la justesse, la pertinence.
C’est une des pistes que nous poursuivons à Copenhague dont je suis conseiller. Quelle stratégie élaborons-nous, quel choix faisons-nous pour exprimer au mieux la volonté politique de développer la dimension créative dans cette ville ? Sur quoi, quelles valeurs, quelles singularités nous appuyons-nous pour justifier ce choix ? Qu’est-ce que l’on en attend et comment faire que la politique urbaine en soit le levier?
Un regard porté sur l’Amérique Latine nous invite également à travailler sur le sens, les symboles, la vie, en un mot ce qui fait la chair des lieux. L’on pourrait développer à l’infini des modèles urbains ou de société calqués sur des modèles occidentaux, emprunts de faux modernisme. Mais l’enjeu y est autrement plus important que chaque pays, chaque ville trouve son propre chemin, dans le contexte et les valeurs qui sont les siennes. Le travail sur l’urbain peut en être un des leviers, vecteur de transformations sociales et politiques. Il est essentiel aussi que la culture s’exprime, s’affirme afin que des réponses soient trouvées qui aient un sens là où elles sont apportées, construisant des débats, des conflits parfois qui, quand ils sont portés par la démocratie, sont aussi la chair des villes et un signe de vitalité politique.
Ouverture du débat avec les personnes présentes dans l’amphithéâtre.
Une personne dans le public : Qui paie et pourquoi ?
Jean-Pierre Charbonneau:
À chaque fois qu’arrive le thème de l’espace public, la référence est faite à Habermas. Bien sûr que l’espace public est un espace immatériel où s’exerce l’échange, le conflit, la vie d’une société dans ses valeurs ou ses tensions. Mais c’est aussi un espace très concret, un lieu social d’échange et également de conflit, avec des bancs, des arbres, de l’éclairage, des sols, de l’eau, des réseaux, souterrains ou non, des commerces, des transports… Cela n’est pas contradictoire si l’on n’oublie pas que l’espace public est un lieu de la vie et quand il n’y a ni bancs, ni arbres, quand les bus ne passent pas, l’on y vit mal. L’espace public n’est donc pas qu’un espace de débat, c’est aussi un espace physique qui engage le politique dans sa responsabilité de faire, d’améliorer, de transformer. Sans oublier que par eux-mêmes les réseaux, la ville forment un écosystème qui a sa propre logique, sa propre autonomie par rapport aux usages traditionnels.
Il y a beaucoup d’argent dans les villes. Auparavant, il était investi dans des logiques autonomes : des infrastructures, des autoroutes, des équipements trop souvent en direction des automobiles… Maintenant l’urbanisme est privilégié en tant qu’une approche plus globale. Beaucoup d’argent y est mis mais il importe de ne pas se contenter d’en faire au kilomètre parce que nous savons le faire. Il faut aller chercher l’argent là où il est !
La question sociale est une question considérable dans nos vies et nos sociétés ; il est normal d’y mettre de l’argent. La question culturelle donnera du sens, elle assurera la pertinence ; il faut donc aussi y mettre de l’argent et non se contenter d’un 1% aussi théorique que dénué de signification.
Et puis quand il y a moins d’argent on invente des solutions comme à Saint-Etienne où le prix du m2 d’aménagement d’espaces publics est la moitié de celui de Lyon : ce qui donne le sens aux lieux c’est la création, le mouvement qu’il y a derrière.
Public : Quelle est la définition du public ? Quelle problématique de l’espace public en appuyant sur le mot public ? Il faut avoir une idée de ce que à quoi servent ces interventions pour le public : seulement divertir ? autre chose ? Est-ce un public ? Une population ? Je voudrais aussi rebondir sur l’intervention des artistes comme quelque chose de concret. Est-ce que l’intervention peut devenir concrète ? Créer une synergie entre le regard de l’artiste et l’urbaniste ? Qui participe à la programmation urbaine. Est ce possible ?
Jean-Pierre Charbonneau : le regard artistique m’intéresse mais aussi le point de vue du sociologue, de l’historien, de l’écrivain…En tant qu’urbaniste, tous ces regards me paraissent légitimes et devoir être cumulés. Car pour faire projet, pour construire une réponse pertinente, il faut d’abord approcher le contexte, connaître la réalité, le sens. Mais celui-ci n’est pas univoque. Il est plus fait de points de vue croisés, fussent-ils contradictoires. Approcher le réel et s’en nourrir passe donc par une accumulation qui ne renie pas le débat, le conflit. Je pense que l’on ne doit pas demander d’autorisation pour dire ce que l’on pense car le conflit est fécond. Il faut s’impliquer dans la vie publique, il faut que des conflits aient lieu pour qu’au final les projets aient vraiment du sens.
Fin de la rencontre-débat.