Les villes ne sont pas que bâtiments, rues, paysage, morphologie. Elles sont construites sur une histoire qui en oriente l’esprit autant que la forme. Leur vie sociale génère des modes de vie, des comportements particuliers, notamment dans les espaces publics. Leur histoire politique produit des valeurs collectives, leur capacité éducative crée des savoirs nécessaires à leur évolution. La vitalité des acteurs culturels, en résonance avec les publics, partage une mémoire commune, porte un regard sur le présent et ouvre des possibles pour l’avenir…
La réalité d’une ville, d’un lieu est de tout cela entremêlée, dans l’harmonie ou le conflit, dans la cohérence ou la contradiction. Le sujet de l’urbain n’est donc pas que le plein et le vide et le bon agencement entre eux. Il ne mobilise pas uniquement l’architecture et le paysage. Il ne se rapporte pas plus à la seule organisation de fonctions à laquelle on ajouterait l’économie, la concertation, et le développement durable parce qu’il le faut bien. Les villes sont habitées.
Traiter de l’urbain demande d’aborder ce réel, de s’intéresser au matériel et à l’immatériel, au mesurable et à l’allusif. Il faut travailler sur une matière mouvante, souvent riche et parfois retords, dont la complexité et les contradictions mêmes font la valeur. On peut revendiquer (à tort) de partir d’une page blanche dans les nouveaux quartiers. Mais la majorité de l’action urbaine porte sur la ville existante avec sa forme et son âme, ses qualités et ses conflits, la ville vive.
Plutôt que de penser faire le bien et le beau, il nous faut apprendre à comprendre. Tant de projets passés, menés de bonne foi, sont la matière présente de notre implication : des grands ensembles créés en cinq ans et rénovés depuis quarante, des centres mis en beauté que leurs habitants ont quittés, des exploits architecturaux vides de sens, qui font écran à l’enjeu d’urbanité.
Le thème du contexte n’est pas tangible au sens propre du terme. Mais il est déterminant dans les choix qui sont faits. Un urbaniste doit donc l’approcher pour tenter des réponses justes. La connaissance alors n’est pas qu’objective. Elle est ce que l’on perçoit ou fait émerger : une histoire, une analyse sociologique, des écrits, des entretiens. Elle se construit aussi par allusions, elle émerge de rencontres, du spectacle inédit d’un site, ou de l’observation des gens. Elle naît aussi de frôlements, de frictions et les débats ne sont pas vains, qui aident à exprimer la profondeur, le vif d’un territoire, vécu et perçu.
Le contexte est physique et donné par le lieu. Mais le savoir-faire d’une ville, ses forces vives, ses écoles, ses dynamiques sont le terreau à partir duquel construire un projet. Il y gagnera en pertinence et enrichi, repris, géré, il existera dans la durée. De cette approche des compétences, l’on renforcera ce qui doit l’être ou suppléera à ce qui manque. Confortant alors la capacité d’une ville à s’assumer, l’on assurera aussi un avenir au projet, après qu’il nous eut « échappé » pour vivre sa vie.
On doit pour connaître utiliser les écrits, les récits, les rencontres, les observations. La construction partagée d’un projet, dés les phases amont, peut être aussi précieuse, apprenant en marchant les lieux, les acteurs, les méthodes.
On ne peut pour autant en rester au seul contexte. L’on doit aborder tous les problèmes, améliorer des situations parfois difficiles, passer à l’acte. Il faut exercer la compétence d’urbaniste de la transformation, faite de dialogue, de compréhension d’enjeux, techniques ou sociétaux, de maîtrise des temps ou de l’emboîtement des échelles, de capacité à créer un projet, intégrateur de la complexité, mobilisateur et pertinent. Il faut analyser, représenter, expliquer, mobiliser, proposer des hypothèses, des stratégies, montrer une vision, un terme. Il faut assumer d’être un acteur parmi d’autres et donc écouter, se coordonner, composer, défendre. Il faut initier des stratégies qui proposent des réponses entremêlant les logiques, les échelles et les temporalités : apporter par exemple des solutions de court terme à des problèmes ressentis de propreté, d’usage ou de sécurité, et à moyen terme conduire la rénovation de logements ou d’espaces publics. Le projet urbain y gagnera en crédibilité, en adhésion. Mais la responsabilité des acteurs de l’urbain est de répondre aussi à ces problèmes immédiats. Il n’y a pas le noble qui serait le neuf et le secondaire qui serait l’existant, le prestigieux lié à la tâche de construire, le métier de soutier qui serait de gérer. Au contraire la palette disponible pour améliorer l’urbain va d’une meilleure gestion à la transformation. Et on peut utiliser tout cela en même temps sur un même lieu (ce qui est loin d’être le cas).
La ville vive est la ville bien réelle, avec ses valeurs et sa dureté parfois. Notre rôle n’est pas d’en critiquer la réalité mais d’agir sur elle pour l’améliorer. Elle est notre matériau : des situations imparfaites, compliquées, pathogènes parfois, souvent formidables, toujours changeantes, dont nous ne possédons que certaines des clés, et encore, forcément en partenariat avec d’autres. Etre urbaniste demande de l’assumer et de mobiliser son savoir à ce service d’être le médecin modeste d’un corps toujours fuyant. Pour cela nous devons avoir le double visage de Janus : être ingénieur et entendre les bruits de la ville, mesurer ce qui peut l’être et faciliter le récit de la vie. On doit s’appuyer sur les observatoires, connaître les techniques ou les processus, et mobiliser la sociologie, la culture, la parole. On doit mêler la rigueur, face à des situations complexes, et l’écoute de l’âme d’un lieu pour que les réponses soient justes, travailler avec des techniciens des réseaux, avec des politiques et mobiliser des artistes pour qu’ils fassent émerger de la valeur.
Aborder la ville vive ne se fait pas naïvement, en laissant faire, au fil de l’eau. Il faut entendre la parole mais aussi assurer la qualité et la réalité des projets. Initier des débats doit se faire au bon moment pour être entendu. L’on doit les « instrumentaliser » et donc les intégrer précisément dans l’agenda des études. Car si, urbanistes, nous devons la justesse, il nous faut aussi transformer ce qui doit l’être. En ce sens le projet et le temps du projet priment. Alors aborder la ville vive n’est plus une croyance ou une conviction mais une réalité, qui induit une certaine façon de faire de l’urbanisme.
(Urbanisme, 29 mars 2010)