Jean Pierre Charbonneau conseille des grandes villes dans la conduite de leur politique urbaine, en France et à l’étranger. Dont la commune de Saint-Denis. Il explique ici en quoi ce qui s’y passe est une réduction des problèmes du monde.
La Vie : Quand la ville de Saint-Denis fait parler d’elle, les registres sont totalement différents. On peut trouver l’éloge, avec des politiques culturelles hardies ou des pratiques politiques participatives innovantes, le grand Stade ; on peut aussi rencontrer le pire, le chômage, la misère, la violence, l’insalubrité,…vous diriez quoi ?
Jean Pierre Charbonneau : Saint-Denis c’est, comme bien des cités au monde, une ville traversée par des infrastructures, des friches industrielles, un habitat souvent dégradé, des espaces publics encombrés, parfois sales, pas de trottoirs, … C’est une ville dure. A l’inverse, son histoire, sa vivacité, son site, sa culture, en font une ville formidable. D’ailleurs ses habitants y sont très attachés. Du fait de ces contradictions -des difficultés sociales ou urbaines et des valeurs humaines- elle est emblématique. A plus d’un titre, et pas seulement par sa dimension populaire et cosmopolite. Pour moi qui ai eu la chance de travailler dans de nombreuses villes à l’étranger, Saint-Denis est enthousiasmante. Par exemple je suis en deuil d’avoir quitté Naples qui est la ville de tous les paradoxes, dure et belle. Je retrouve à Saint-Denis ce que j’ai quitté en Italie. Alors travailler pour que l’on y vive mieux, sur le logement, la fluidité des transports, la qualité du commerce, créer des espaces de rencontre, de jeux pour les enfants…c’est travailler la réalité actuelle du monde des villes aujourd’hui, pour une meilleure société urbaine.
Et vous la définiriez comment cette ville ?
JP.C : Saint-Denis est une ville d’accueil ; elle contient ceux qui représentent la majorité du monde ; les pauvres, les exilés, les jeunes. Son histoire, sa culture politique et sociale font qu’elle donne sa chance à des gens qui viennent de loin, à ceux aussi qui étaient déjà là et ont connu la fermeture des usines, la disparition d’un certain univers industriel. Le projet politique du maire et de son équipe est que Saint-Denis continue de jouer ce rôle d’accueil. C’est l’objet du travail urbain, social ou culturel : organiser une manière de vivre ensemble pour tous ceux qui sont sur ce territoire. C’est un travail sur la dignité, emblématique de ce que les villes du monde pourraient faire.
La présence de la basilique, celle du grand Stade, l’installation au Sud d’une zone technologique très active rendent-t-elles plus facile ce travail ?
J.P.C : Dans certaines villes, on ne peut que pleurer devant l’étendue des difficultés face à la faiblesse des moyens. Il n’y a rien sur lequel l’on puisse s’appuyer. Pas d’économie, pas d’argent, pas de monuments qui racontent un passé glorieux ou qui projettent sur un avenir que l’on peut imaginer meilleur ou dans lesquels on peut investir de la fierté. Une obligation d’assistanat. Saint-Denis avec Plaine Commune au contraire s’est donné les moyens d’agir, de surpasser ses difficultés, de prendre ses problèmes à bras le corps. Venez au centre- ville. Il y a des valeurs qui portent, qui donnent de la force, du sens. La Basilique, le grand Stade, les rois de France, le travail archéologique intense, le marché… portent ce dynamisme. Et comme ils profitent à tous, ils créent de l’identité. Ici, il y a de l’argent, pas beaucoup, mais il y en a. Il y a aussi une vision politique, un projet public qui entend utiliser au mieux cet argent en mobilisant l’urbain pour créer plus d’humanité. Alors, que des sociétés de production télévisuelle s’installent, que des parisiens aisés achètent des logements, tout çà c’est très bon, cela crée des ressources dans tous les sens du terme. Ca permet à la ville de n’être pas dépendante, d’être responsable de son avenir.
Le discours du « tous ensemble » n’est-il pas chimérique, voire démagogique ?
J.P.C : Vous appelez ça comme vous voulez, moi j’appelle ça de l’intérêt public et de la justice. Il y a plein de gens qui n’ont pas de défense. Ca ne les rend pas meilleurs que les autres, mais ça les rend vulnérables. Le libéralisme urbain les exclut. Un autre choix, une autre vision du monde est à l’œuvre ici. La municipalité se bat pour donner de la dignité à un espace afin que tout le monde, et donc les plus pauvres aussi, trouvent leur place. C’est la même chose au niveau mondial. Les guerres, les difficultés économiques, parfois les systèmes politiques à l’œuvre ont conduit à une explosion du nombre d’habitants dans les villes de certains pays ? Des pauvres, un nombre considérable de pauvres se sont entassés dans des conditions précaires souvent en périphérie. C’est la réalité du monde aujourd’hui que le libéralisme laisse de coté. Il va pourtant bien falloir s’y attaquer. Voilà pourquoi, je crois la politique indispensable. La politique et la technique. Parce que les villes doivent assurer un rôle qu’elles ne sont pas préparées à jouer. C’est bien ce que veut continuer à construire Saint-Denis en se préoccupant de ses habitants mais aussi en accueillant les plus pauvres et en cherchant à le faire bien.
La mixité sociale, tout le monde en parle mais il faut la faire. Ici tout le monde doit pouvoir se rencontrer, les touristes, ceux qui viennent d’autres communes faire leur marché, les vieux dionysiens, les riches, les exclus,… C’est un territoire de brassage et qui entend le rester.
Iriez-vous jusqu’à dire que les populations les plus pauvres seront encore à Saint-Denis dans dix ans ?
J.P.C : Je le crois. Parce qu’il y a beaucoup de logement social. Dans les années 80, la municipalité avait déjà fait le choix de construire en plein centre-ville 80% de logement social. Et d’ici que les Franc-moisins soient à la mode, il y a de la marge !
Et comment s’y prendre ?
J.P.C : La rénovation du centre-ville est l’occasion de transformer une part de Saint-Denis : les places, la halle du marché, les rues, l’habitat insalubre, les parkings, des transports en communs restructurés… Mais il ne s’agit pas de projets au rabais pour une ville populaire. Au contraire, comme depuis longtemps en architecture ou par exemple en desserte de transports, les projets sont d’un grand niveau de qualité (une quarantaine au total, réalisés en grande partie d’ici 2007).
Mais le projet urbain est aussi un projet social. Toutes les actions font l’objet de concertation auprès d’un public le plus large possible. Leur conception même est faite de manière à permettre à chaque étape débat, participation, choix. Plusieurs hypothèses sont souvent proposées et il y avait 500 personnes aux dernières Assises du centre- ville qui montraient différents scénarios d’évolution du centre. Tout est discuté. Ici, la transformation urbaine est un vecteur de création de lien social, de démocratie, forcément pas parfaite mais très concrète. On informe, on écoute, on rend compte, on dit quand on intègre l’avis de la population, quand on ne le peut pas…Mais tout est mis au service du projet.
La violence, la violence physique, conduit-elle à une approche différente de la gestion de l’espace public ?
J.P.C : On ne peut ignorer l’importance des phénomènes de violence ou d’incivilité.
L’urbain ne peut pas tout. Il ne peut se substituer à d’autres responsabilités publiques. Mais travailler dans une ville comme Saint-Denis veut dire encore plus de solidité dans ce qui est construit, dans les matériaux, le mobilier, plus de présence des services de nettoiement, plus d’ouverture, de fluidité dans les espaces… Y sont en jeu des conflits d’usage que l’on trouve aussi dans les c¦urs de nos centres-villes plus chics. Les vélos, les bus, les rollers, veulent leurs couloirs : une tendance certaine à l’intolérance. La discussion sur les projets permet la rencontre, l’échange, la résolution de bien des problèmes. Et le choix politique doit s’exercer si nécessaire pour plus de politesse ou pour le respect des règles de la laïcité. Afin que la ville puisse réellement accueillir chacun.
Interview de JP Charbonneau par Gérard Desportes in « La Vie » N°3037, du 13 novembre 2003