Grand Lyon, Porte des Alpes, photographies de Jacqueline Salmon

Archéologie
Y-aurait-il en urbanisme comme en art une angoisse de la page blanche ? La Porte des Alpes est un quartier construit de toute pièce. Pourtant était-il auparavant un vide ? La Fouillouse, les Marandiers, Eugène Durif rappelle dans un texte commandé lors de la conception du site les noms des lieux tels qu’ils existaient ou tels qu’enfant il les vivait.
Aucun lieu n’est une page blanche. Et l’archéologie n’est pas seulement une discipline qui permet de fouiller le passé, de le connaître. C’est aussi le moyen de construire du sens, de peu à peu donner de l’épaisseur, du contenu à ce que l’on conçoit. La ville est trop grave pour être laissée à la seule création, la seule invention. Faisons donc tomber ce mythe d’un urbanisme, d’une ville, d’une vie chaque fois réinventée par la grâce de professionnels démiurges. Au contraire devons-nous construire pas à pas, avec gravité souvent, légèreté quand il le faut. Pour répondre à la complexité de la vie par la complexité du lieu, pour peu à peu donner du sens, il faut aux approches urbaines ou économiques ajouter celles de la sociologie, de l’histoire, de la philosophie ou de l’art (Jacqueline Salmon évoque sous la ligne d’horizon la mémoire de la terre, les références des hommes). Un urbanisme de culture et non un urbanisme « coup de poing » ou amnésique : la stratification dans le temps et l’espace de couches de vie pour donner du corps au site.
Terrassement
La technique est impressionnante, fascinante. Les photographies montrent le côté pharaonique du chantier du parc technologique. Mais l’esthétisation de la capacité à faire des hommes est parfois dangereuse. Les chamboulements de la terre ne portent pas en eux-mêmes leur propre justification. Ils n’ont de sens que si la forme qui en découle est propice à générer de la vie, qui évoluera avec le temps, prendra son propre chemin, imprévu, humain. Le monde est plein de chantiers titanesques dont le sens est une injure à l’humanité. Et la société ferait bien de s’interroger sur ce que ses actes racontent, sur la pertinence de ce qu’elle entend célébrer : le pouvoir ici, la grandeur là… N’y-a-t-il pas d’autres messages dont elle pourrait être porteuse ?
Ici le projet s’est en tout cas attaché à coller au site existant, avec sa costière, ses déclivités, ses perspectives… Et si des travaux importants ont été réalisés, chaque fois l’attention au lieu a prévalu, la recherche du juste nécessaire, de la mesure (le passage du boulevard urbain, l’assainissement…) : une certaine modestie qui vaut bien des gloires.
Réseaux
Jacqueline Salmon suggère la présence des hommes par les traces de leurs actes mais jamais ne les montre. Les réseaux dans les villes aussi sont invisibles et sans eux aussi la ville des bâtiments, des rues, des activités économiques ou urbaines ne fonctionnerait pas. Une des difficultés des mégapoles est d’ailleurs de collecter les déchets, d’alimenter en eau, en électricité, d’évacuer les eaux de pluie…
Le sous-sol des quartiers constitués est devenu, au gré des évolutions techniques ou urbaines, un véritable entrelacs de réseaux de toutes sortes. Planter un arbre même y est difficile. Alors, la création d’un site comme celui-ci permet de mieux lier la vie du dessous (les réseaux) avec la vie du dessus (le projet urbain, architectural ou paysager). Mais cela n’est pas la facile adaptation des contingences des uns aux desideratas des autres. Les gestionnaires de réseaux, les concepteurs, les techniciens ou les utilisateurs forment en effet des milieux aux logiques et aux intérêts différents voir divergents. Une approche concertée doit pourtant se construire. Les rôles du chef de projet et du politique sont pour cela précieux qui composent un urbanisme de l’écoute, du partage, de la négociation. A la complexité de l’urbain induite par la diversité des acteurs, répond alors mieux la capacité d’intégration du projet. Et sa construction devient un véritable support de démocratie.
Plantations
On utilise ici les plantations pour créer des lieux (un mail, une promenade, une forêt…), pour leur donner un rôle (une rue, une haie) ou un statut (public ou privé). Le végétal est aussi un des matériaux qui permet de construire un paysage complexe, avec des proximités ou des profondeurs, des ouvertures ou des transparences. Il construit en fait le cadre dans lequel le quartier avec ses activités, ses bâtiments pourra s’établir peu à peu. En cela, il rend possible l’intégration du temps comme une des dimensions de l’urbain : certains des programmes n’étant définis que dans quelques années, d’autres devant changer dans l’avenir.
Matériau efficace de construction d’urbanité au même titre que les bâtiments, il apporte également davantage de douceur, de nature, le sentiment des saisons.
Mais ne doit-on pas s’interroger sur l’emploi du mot nature quand ici tout est artificiel, dessiné, voulu, fabriqué ?
Bassins d’eau pluviale
Les bassins d’eau pluviale auraient du être des trous couverts de plastique noir. Le choix politique a été qu’ils s’intègrent au paysage et soient supports d’usages. Techniciens de l’assainissement et paysagistes ont donc travaillé ensemble avec le chef de projet. Le résultat forme de beaux espaces destinés notamment au sport et à la promenade.
Chacun est d’accord pour que la ville soit belle et agréable à vivre. Autre chose est de le traduire dans les faits. Malgré les principes affichés, l’action des hommes a souvent un impact négatif au lieu qu’elle soit porteuse d’humanité et d’urbanité. Et il est dangereux de parler de qualité en terme trop général, car c’est seulement à partir du réel et sur chaque projet que des critères, des réponses peuvent être élaborés. Ce qui n’est pas sans frictions, sans « combats » parfois.
Mais alors le terme de développement durable peut prendre un sens concret.
Lacs
Comme en cuisine, la construction d’un quartier serait-elle l’assemblage de divers ingrédients ? Le sel, la farine, les ¦ufs ici… la pierre, les arbres, l’art, l’eau, la lumière là. Avec cela l’on construirait des bâtiments, des espaces, l’on créerait des ambiances, l’on susciterait des usages. Les lacs formeraient alors une sorte d’archétype du bonheur urbain. Mais comme en cuisine les ingrédients ne font pas le met. Les lacs ici ne sont pas qu’une quantité d’eau. Ils drainent l’eau du site et en rythment la vie naturelle. Ils encadrent le mail central et apportent fraîcheur et vie aux bâtiments qui les jouxtent. Ils possèdent des rives douces permettant la détente, une végétation raffinée. Ils sont le fruit d’un travail écologique complexe pour acquérir l’autonomie. Derrière il y a projet donc invention et choix, d’abord du maître d’ouvrage puis des concepteurs, urbanistes et paysagistes.
La mouette rieuse, volatile craint par l’aéroport tout proche pour son amour des bassins et son danger pour les avions, devait être éloignée. Cela aurait pu donner lieu à une de ces monstruosités urbaines qui chaque fois laissent sans voix. Réflexion, astuce, ouverture ont conduit simplement à créer deux groupes de jets d’eau qui se déclenchent de manière aléatoire et dont la vertu est double : éloigner l’oiseau et donner plus d’attraits aux lacs.
Constructions
L’idéologie du progrès a du plomb dans l’aile et demande de faire attention au mythe de la construction, de l’acte de bâtir ! Que fabriquons nous, comment, pourquoi, pour qui ? Certes l’urbanisme est une pratique savante mais c’est d’abord un acte politique. Construisant un bâtiment, un quartier, on prend une position sur la vie individuelle, sur la société, sur l’avenir, sur le monde aussi parfois. Le secteur de Champ du Pont, avec ses hypermarchés, raconte l’appétit de commercer, une ville du zoning où chaque fonction urbaine est assurée dans un secteur séparé. Porte des Alpes est la tentative du contraire, mêlant logements, activités économiques, espaces publics, commerces, enseignement…C’est une lutte pacifique contre le naturel (ou la prééminence du marché) qui incline à la séparation.
Peut-on encore s’affranchir de répondre dans chaque lieu à la question posée à la planète : quel développement voulons-nous?
Le mail
Comme la forêt de Feuilly, l’arrivée du tram ou les bassins, le mail, avec ses arbres, la perspective qu’il offre sur la ville, est une des valeurs fondatrices du quartier, un bien commun qui devra être préservé. Les activités changeront car l’économie, le marché, les techniques évoluent. Les bâtiments peut-être se transformeront pour accueillir de nouvelles entreprises. Mais le mail, de par sa simplicité, sa vacuité même qui rend possibles des pratiques différentes dans le temps, fait partie dés à présent du patrimoine du quartier.
Voulu par les collectivités, financé par elles, il est la marque d’une responsabilité d’intérêt public, d’un choix politique assumés.
Comment ne pas comparer avec cette ville des Caraïbes où d’immenses hôtels furent construits dans les années 70 par des promoteurs le long du bord de mer. Le marché a évolué, les promoteurs sont partis construire ailleurs, plus loin, des édifices plus bas, dans des sites plus naturels. La ville est restée avec des friches vides de plusieurs dizaines d’étages qui la séparent de la mer et qu’elle n’a pas les moyens de détruire.
Il en est de l’urbanité comme du développement durable. Le danger est que chacun fasse sien ce concept trop général et pense satisfaire à ce qu’il présuppose tout en menant des projets qui lui sont contraires.
Le Boulevard Urbain
Le boulevard de la Porte des Alpes est urbain car il permet qu’on le traverse aisément à pied, parce que des feux et la faible largeur des voies contraignent la vitesse des voitures, parce qu’il est planté, fait de matériaux et d’un mobilier urbain de qualité, qu’il présente de larges trottoirs, des allées campagnardes, qu’il lie les sites qu’il traverse plutôt qu’il ne les sépare, qu’il permet la circulation automobile mais aussi tous les usages que l’on retrouve en ville.
Les rond-points qui fleurissent sur le territoire national ne sont pas urbains car ils sont chers pour un résultat faible en dehors de la circulation des voitures, parce qu’ils ne permettent pas d’autres usages malgré le trop grand espace qu’ils utilisent, qu’ils sont difficiles à traverser à pied, qu’ils présentent souvent une décoration onéreuse et prétentieuse, parce qu’ils sont le fruit d’une fabrication automatique et non issus d’une décision politique évaluant l’intérêt de diverses solutions, parce qu’ils donnent l’illusion d’une action d’intérêt public quand ils ne sont qu’une manière facile de dépenser de l’argent.
Le tramway
Le tramway est en France consensuel. Mais il montre aussi le rôle de la stratégie dans des villes qui évoluent sans cesse, où les problèmes au fil du temps grandissent.
La réalisation d’une ligne est un investissement important et dure un mandat électoral. Durant cette période, la mobilité, les déplacements croissent. A la mise en service les effets, limités à son aire d’influence, ne sont pas à l’échelle d’une aire métropolitaine souvent plus engorgée. En fait le tram ne règle pas tout, il n’est pas une finalité mais un moyen parmi d’autres pour agir sur les déplacements. Sa construction doit être complétée comme à Lyon par toutes actions possibles, légères et simples, ayant l’objectif d’augmenter tout de suite la place des transports publics.
Les villes savent mieux maîtriser leur avenir. Elles doivent aussi chercher à humaniser leur présent grâce à des projets même « imparfaits » : une ligne de tram et un renfort de l’attrait des bus, des boulevards urbains et des rues libérées des voitures sans travaux ou de larges trottoirs rendant la vie plus agréable, un parc, des squares mais aussi des plantations libres dans les lieux délaissés des quartiers, de nouveaux projets et une gestion du quotidien renforcée…
La promenade
Les villes sont propres à générer des contradictions : le goût pour l’urbanité et l’appétit de nature, la demande d’intimité et la célébration de la vie collective, l’esthétique de la laideur et l’ambiguïté de la beauté, le rangement salutaire et le désordre fécond, la justesse de tel combat d’hier devenu conservatisme aujourd’hui…Alors y aurait-il des concepts simples dont on peut penser qu’ils traverseraient le temps et les incertitudes ?
La promenade est peut-être de ceux-ci. A l’occasion d’un colloque, un conférencier évoquait n’être pas de ce monde mais d’un monde virtuel, celui d’internet, de n’avoir aucun goût pour la concrétude des cités. Au-delà de ce point de vue provocateur, il est probable que la promenade, le rapport des citadins avec l’espace des villes soit encore et pour longtemps une réalité. Seuls changent le paysage dans lequel le passant se promène et les codes culturels qui le décrivent et en jugent la valeur.
Et dans cette incertitude qui est la matière même d’une ville, la solution n’est ni de figer ni de ne rien faire mais d’intégrer le mouvement, l’accueil de l’improbable comme une des données de la réflexion et de l’action.
Lyon le 30 Août 2003, revu le 22 Février 2005