Corps et urbanisme

Comment le corps est-il considéré dans les villes ? Quelle est sa place dans les réflexions et les actions menées par les collectivités? Alors que l’on pourrait supposer qu’il en est un des fondements, n’est-il pas plutôt un non-sujet voir un objet de suspicion?
Ainsi tous les élus des villes sont pour la résolution du problème des SDF mais tous ne sont pas prêts à mettre des bancs dans les rues. Le banc est suspect parce que le corps est suspect car susceptible toujours d’être « corps étranger ». Sans tomber dans la naïveté qui consisterait à implanter sans précaution des bancs sous les fenêtres de logements et créer ainsi des conflits entre utilisateurs nocturnes et résidents fatigués, une ville doit avoir des bancs. Ils participent au confort de la cité et au rôle social que celle-ci joue. Et chercher à résoudre des problèmes sociaux bien réels et qui nécessitent des réponses complexes ne peut se résumer à supprimer la possibilité de s’asseoir (pourquoi pas de se rassembler ?). Il faut au contraire implanter un maximum de bancs et éviter ainsi la sur-occupation des quelques rescapés. C’est une attitude de confiance attentive qui vise à créer une ville de la responsabilité et non de la suspicion.
Dans les villes de la Renaissance italienne, à Urbino par exem9ple, les corps se rassemblent sur des places, se reposent sur des bancs de pierre, montent vite par des escaliers s’ils sont en bonne santé, ou plus lentement le long de rues en pente douce s’ils sont fatigués. Ils se nourrissent l’esprit de perspectives, de points de vue…
Curieusement, les espaces contemporains des villes ne semblent pas faits pour le corps. Corps étrangers ici, corps ignorés là, les trottoirs par exemple sont devenus des poubelles qui reçoivent tout ce qui gêne le trafic automobile. Poteaux, armoires, luminaires, édicules, étals, cabines téléphoniques…il est courant qu’une personne poussant une voiture d’enfant soit contrainte de descendre sur la chaussée pour continuer son chemin, le trottoir, déjà trop étroit, étant encombré. Le corps a été oublié comme unité de mesure de l’espace des villes.
L’urbanisme contemporain doit de nouveau s’y intéresser: se préoccuper de prospective mais aussi de la largeur des trottoirs car c’est là-aussi que se joue la qualité d’une cité. Et ce n’est pas un combat urbain si ridicule. Il n’est en tout cas pas simple puisqu’il nécessite de substituer l’attention à l’espace banal à la négligence, la négociation au laisser-faire, le choix assumé de l’intérêt public aux intérêts particuliers (ceux des concessionnaires de réseaux ou des commerçants par exemple). Vider l’espace des trottoirs, en défendre une largeur honnête (3 mètres minimum) est un projet certes moins glorieux que de dessiner ce qui pourrait le remplir mais c’est la condition pour que le corps ait sa place, sa liberté.
Mais ce projet n’est porté par aucun groupe de pression, par aucune logique solidement établie. La construction des lignes de tram est à ce titre exemplaire. Après le tout automobile, la mode est au tram. Alors, l’on répartit par bandes l’espace de la rue entre les différentes fonctions hégémoniques : les voies automobiles, la plateforme du tram, les stations, les pistes cyclables, le stationnement. Comptez : 35 mètres sont de cette façon réservés sur une (large ) avenue de 40 mètres. Et le corps piéton n’a plus qu’à déambuler dans ce qui reste : deux fois 2,5 mètres de trottoirs avec souvent un arbre au milieu (il faut bien sacrifier aussi au lobby écologique!).
Que faire alors face à cette redoutable arithmétique? Il faut rétablir le choix politique (ou lui permettre de s’exercer) lequel doit arbitrer entre des logiques contraires, établir un équilibre entre des manières différentes d’utiliser la ville, allouer une place raisonnable à tous ce qui ne peut se faire que si chacun « se  pousse un peu ». L’usage des lieux doit être fondé sur la politesse et non sur la séparation et que le corps en bus accepte le corps en rollers par exemple, fut-ce au détriment d’une vitesse commerciale optimisée. Et l’espace public doit être le plus possible libre et ouvert et non la juxtaposition de territoires défendus par des utilisateurs sourcilleux. En ce sens, il s’agit d’un enjeu urbain mais aussi social et politique fondé sur l’acceptation de l’autre et non sur son exclusion.
La qualité d’un projet n’est pas alors tant dans le design du mobilier ou dans la nature des matériaux utilisés que dans la façon dont il permet que le citadin dans ses divers états utilise l’espace. Ainsi le centre de Saint-Denis, ville dont je suis conseiller, fait à la demande de son maire Patrick Braouzec, l’objet d’une étude de requalification. Plusieurs hypothèses apparaissent, qui sont l’objet d’un débat public et proposent différentes manières d’assurer les usages et les fonctions du centre (tourisme, déplacements, habitat, commerce, loisirs, etc.) tout en redonnant du confort au piéton. La solution qui semble apporter l’équilibre le plus intéressant est celle qui justement oblige à ce que bus, piétons et déplacements doux cohabitent sur le même espace. Si cette option est prise, les projets d’aménagement devront bien sûr être conçus dans ce sens par les concepteurs, ce qui orientera l’ambiance des lieux. Si l’on ajoute que les corps eux-mêmes, dans leur diversité et leur mobilité, font partie du spectacle de la rue et de sa décoration au même titre que les bâtiments, on voit que la création est moins une démarche esthétisante qu’un mode de mise en relation entre personnes en mouvement et espace?
Alors, le but est-il de redonner de l’espace au corps ou de se préoccuper de la manière dont le corps se situe dans son environnement?
Il est des situations dans lesquelles le vide n’est pas une valeur, n’est pas porteur de sens. C’est souvent le cas dans les grands ensembles où la personne est au mieux dans un espace indéterminé, au pire dans une situation de domination par rapport à l’architecture des bâtiments. Nous avons donc, dans les quartiers sensibles de l’agglomération lyonnaise, cherché à construire une échelle intermédiaire, plus humaine, plus à l’échelle du corps justement. Et plutôt que de le faire avec de nouvelles constructions (il n’y a en général pas de marché immobilier et rajouter des structures en béton n’est guère opportun) l’utilisation du végétal, et notamment la plantation d’un couvert d’arbres, s’avère très efficace, peu onéreuse tandis qu’elle rend l’espace plus doux. Alors, pratiquer une clairière dans la strate arborée permet de composer une place, des alignements forment un mail ou des allées, séparent des fonctions urbaines, des haies établissent un seuil entre espace public et espace privé. Il s’agit en fait d’un matériau efficace et pertinent pour construire du sens, organiser un paysage, favoriser une perception complexe, reconstruire à court terme un espace pour le corps, sans obérer l’avenir.
En fait, créer dans la cité des espaces en rapport avec le corps est un des thèmes de la politique urbaine du maire de Saint-Etienne, Michel Thiollière. A sa demande j’ai cherché, avec le service d’urbanisme, à trouver des réponses selon deux axes: les actions de proximité et les « petites formes urbaines ». Les espaces de proximité consistent à considérer que tout endroit de la ville peut être susceptible d’apporter confort, usage, plaisir et doit donc être traité avec attention. Alors, en complément des grands projets, une multitude de petits lieux simples, supports d’urbanité à l’échelle du quartier ou de la personne, ont été conçus par de jeunes créateurs stéphanois associés aux services techniques. Il m’a paru intéressant de compléter ces réalisations par des actions éphémères explorant plus librement, hors des contraintes de durabilité, le rapport que le corps peut entretenir avec l’espace de la ville. A l’occasion de la Biennale de Design 2000, j’ai donc demandé à de jeunes architectes, designers ou artistes de Rhône Alpes, d’imaginer ce que pourraient être ce que j’ai nommé des « petites formes urbaines », c’est-à-dire des ¦uvres, des installations cherchant à créer une intimité autour de la personne, prenant délibérément le corps dans l’espace de la ville comme sujet. Le « temple de la sieste » construit une architecture célébrant sans complexe un rituel personnel dans l’ espace collectif ; l’ « objet d’arrêt » est un abri qui met en scène l’espace de la ville pour l’individu qu’il protège en même temps; le potaking propose un petit jardin potager au-dessus d’un échafaudage censé abriter une voiture sur son parking : au total, une quinzaine de manières de libérer la parole et le dessin pour parler du corps dans la ville.
Aucun des exemples évoqués n’esquisse la description de ce qui pourrait être une science exacte. Les initiatives possibles sont multiples et ce que le corps contemporain peut apporter d’enseignement à la pratique urbaine est vaste. Encore faut-il le solliciter. La fête, l’éphémère, la danse par exemple permettent la transgression, le décalage ou le détournement. Ils peuvent donc apporter des témoignages sur ce que pourrait être la ville et ses espaces. C’est un point de vue que j’explore avec d’autres actuellement à Saint-Etienne, Lyon et Saint-Denis où, sur les lieux qui vont faire l’objet d’études d’aménagement, des fêtes ou des manifestations culturelles impliquant les corps sont organisées. Investissant librement les lieux, détournant les usages ou en créant, elles participent à donner du sens et à nourrir les projets qui seront ensuite élaborés, dessinés par des concepteurs.
Loin de diaboliser les personnes et les corps, cette attitude entend leur donner toute leur place en les abordant avec un esprit de confiance attentive et active.
Jean-Pierre Charbonneau, Paris le 21 Avril 2002