Légalité ou intéret public ?

Y aurait-il dans la transformation des villes un devoir de désobéissance et faudrait-il se mettre dans l’illégalité pour que le bien public soit défendu ? La question est posée presque quotidiennement à ceux qui travaillent dans les villes et dont la tâche, l’engagement souvent est d’agir le plus vite et le mieux possible pour résoudre des problèmes urbains, sociaux ou par exemple économiques, ou pour tout simplement faire que les initiatives notamment culturelles puissent se concrétiser.
On peut penser que l’intérêt public est de mettre énergie, moyens humains et financiers sur les problèmes qui se posent à notre société, à nos villes, de manière à les résoudre, ou sur les projets considérés comme prioritaires. Alors comment peut-on expliquer que les nouvelles normes en matière de jeux d’enfants aient conduit à changer pour non conformité une grande part de ceux qui existaient et pour un coût global pour les collectivités de près de 3 milliards (« Le courrier des maires », mai 1999)? N’y a-t-il pas d’autres sujets sur lesquels les moyens humains ou financiers auraient pu être mis et pour un véritable apport pour le bien public ? Faisons cet exercice de savoir ce que l’on aurait pu faire avec 3MF pour les SDFou l’éducation dans les secteurs sensibles…? C’est qu’il est facile d’édicter des règles et cela permet de dépenser aisément l’argent, beaucoup plus en tout cas que lorsque l’on s’attaque aux vrais problèmes des villes par nature complexes ou lorsque l’on veut mener une initiative impliquant de nombreux acteurs.
Le seul apport dans ce cas de la légalité est d’éviter à un maire ou à un fonctionnaire d’être traîné devant les tribunaux suite à un accident. D’ailleurs, combien y a-t-il eu d’accidents corporels d’enfants qui rendent objectivement nécessaire l’application de telles normes, combien y en a-t-il eu par rapport au nombre de tués et de blessés sur les routes l’année dernière, au coût humain et financier que cela représente ? Alors pourquoi légiférer sur les jeux et pas sur les routes, sur les chaussées, les trottoirs, les automobiles ? A l’examen du résultat pour notre société, qui devrait être hors la loi : le maire qui n’a pas changé les jeux dans tel square ou le Préfet responsable d’un territoire sur le réseau routier duquel des accidents se sont produits?
Les règles, les normes continuent à se développer, sont de plus en plus précises, laissent de moins en moins de secteurs leur échapper, changent mais font quand même du jour au lendemain d’un maire ou d’un technicien un délinquant parce qu’il n’aura pas eu le temps de prendre connaissance de données faites ailleurs, dans d’autres contextes.
Et les règles se substituent à l’action. L’exemple des anciens POS est en ce sens instructif car, alors que leur rôle était d’établir la règle de l’utilisation de l’espace, ils ont fait souvent office d’action publique urbaine, élus et techniciens se satisfaisant de ce cadre rassurant. Dans le même temps qu’un nombre important de fonctionnaires était utilisé à vérifier les permis de construire à la loupe, à contrôler la modénature des façades, les infrastructures étaient conçues dans leur seule logique technique, sans attention à leur impact sur la ville et ses quartiers, sans contrôle réel, tout juste y ajoutait-on un peu de « choucroute », de « paysage » autour pour qu’elles passent mieux. Les zones d’activités se sont étendues aussi sans aucun souci d’urbanité, et c’est là que les villes ont bougé, changé, beaucoup plus qu’à l’occasion de la construction d’un immeuble d’alignement. Mais il existe le patrimoine, codifié, réglé, reconnu… et le reste. On pourrait penser que le souci patrimonial n’est pas contradictoire avec la nécessaire attention à tous les lieux d’une ville. Peut-être, encore faut-il que les moyens humains puissent être mobilisés sur tous ces thèmes en même temps or ceux des collectivités ne sont pas extensibles. Alors qu’est-ce que cette règle décalée par rapport à la réalité du problème qu’elle est censée résoudre ? Où est le bien public ? Faut-il rester dans la légalité en concentrant ses efforts sur le POS ou s’en affranchir et trouver un mode de gestion plus souple, moins consommateur de temps, de compétence et d’argent et qui permet de répondre efficacement aux vraies questions (il est des pays qui ne sont pas de sauvages bien qu’ils ne fondent pas leur urbanité sur des règles strictes).
Chaque acteur de la ville possède plein son cabas d’exemples montrant que l’enjeu du résultat est souvent obéré par le poids de la règle. Tout maître d’ouvrage public doit à présent travailler avec un juriste pointu auprès de lui, non pas pour éviter quelque entorse à une sorte de code moral républicain mais pour être sûr que la démarche administrative qu’il entreprend est réglementaire, c’est-à-dire lui permettra de poursuivre les études dont il a besoin pour résoudre ses problèmes, lesquels peuvent être parfois urgents. Il sait qu’il consacrera plus de temps à trouver les procédures adéquates qu’à réfléchir au fond des choses, au sens, à l’analyse des solutions. Il sait qu’il devra réaliser une prouesse pour construire un processus de choix du maître d’¦uvre opérant, qui ne lui fasse pas perdre de temps par rapport à d’autres acteurs notamment privés qui n’ont pas les mêmes règles, qui aboutisse à la sélection de la compétence dont il a besoin et que celle-ci puisse s’exercer jusqu’à la fin sans qu’il soit contraint de repartir à zéro pour une raison de légalité administrative aussi peu compréhensible que tatillonne. Le choix des concepteurs est devenu un véritable casse-tête. Il s’opère autant d’après leur capacité à remplir les dossiers administratifs qu’au vu de leurs compétences. Qu’est-ce que ces professions ont bien pu faire pour qu’on leur applique de telles règles de mise en concurrence ? Quel budget doivent-elles brasser pour que l’on soit si attentif à leur honnêteté ? Un rond-point coûte de 1,5 à 4MF, certains échangeurs d’autoroutes entre 20 et 40 MF. Il existe des contrôles de légalité très stricts, faits par des fonctionnaires dont c’est l’unique tâche, pour vérifier que les procédures qui prévalent aux réalisations sont parfaitement suivies par les DDE. Mais quelles sont les contrôles démocratiques qui s’exercent pour vérifier la réalité de l’augmentation du bien être-public apportée par de tels investissements ?
Et puis telle chose vraie à un moment s’avère fausse plus tard ou dans un autre contexte. Comment penser pouvoir tout légiférer ? On peut comprendre cela lorsqu’il s’agit de défendre des principes fondateurs du vivre ensemble, de la démocratie. Mais en l’occurrence c’est celle-ci que l’on met à mal puisque l’on freine la capacité de ceux qui ont la responsabilité de travailler au bien-être public dans leurs actes, quand ils ne sont pas tout simplement empêchés (je me demande comment un maire de petite commune, qui possède un budget faible et est assisté de fonctionnaires non spécialisés, peut faire pour agir sur les questions compliquées qui lui sont posées. Le plus souvent, il abandonne en chemin ou génère des actions qui sont à cent lieux de ce qu’il avait escompté faire).
Le bon droit, la logique de bien public devraient conduire à faire exploser les normes, à décréter la loi illégale pour plagier l’expression du philosophe Bernard Tapie. Ces propos ne sont pas destinés à promouvoir un désengagement des politiques publiques ou à défendre un certain libéralisme à l’image de ceux qui trouvent la ville trop compliquée pour qu’on agisse efficacement sur elle et qui, ce faisant, construisent des théories esthétisant le chaos. Je considère au contraire que l’on a le devoir de la mieux comprendre, de professionnaliser notre manière de l’aborder de telle façon que l’on apporte des réponses aux problèmes urbains ou par exemple sociaux qui y sont posés et à l’échelle de ceux-ci. Il y a un devoir d’intervention publique et de résultat et c’est bien ce qui explique mon propos.
Agir dans les villes c’est travailler avec une matière complexe faite de multiples logiques souvent contradictoires parmi lesquelles il faut trouver sinon un consensus du moins un équilibre. Prenons l’exemple de l’espace public. Il est emblématique de la complexité des cités puisqu’il est l’enjeu et le résultat de multiples logiques. Le cours naturel conduit à ce qu’il devienne la poubelle de tous ou que sortent vainqueur les logiques les plus puissantes, les plus structurées (celles qui privilégient les déplacements automobiles) face au silence des autres: les enfants, les personnes âgées, les piétons. Il existe un service Voirie partout, ou un service Espaces Verts ou un service Signalisation mais nulle part il n’y a de service Trottoir ou de service Piétons pour défendre la largeur de ceux-ci, les intérêts de ceux-là. L’action sur les espaces publics ou sur les villes est semblable ; elle n’obéit pas à des normes ou à des règles car par essence elle suppose analyse de contextes, négociation, débat, arbitrage entre des points de vue par nature différents et c’est le rôle des projets que de proposer des équilibres possibles, le rôle des politiques que de défendre à un moment l’intérêt commun face aux intérêts particuliers. Le projet, le contrat se nourrissent des contextes particuliers et proposent des solutions adaptées, ils créent une dynamique de mouvement, de réflexion et d’engagement des acteurs ; ils permettent aussi de prendre en compte l’évolution (urbaine, sociale ou par exemple culturelle) qui est une des composantes des phénomènes des villes.
La règle ou la norme est une conscience que l’on se fabrique à bon compte. Il est facile d’édicter des lois dans l’irresponsabilité que confère l’éloignement de l’action. Il est autrement plus compliqué de s’attaquer vraiment aux difficultés là où elles sont, ou à la construction de projets car alors il existe la sentence objective que constitue l’échec ou la réussite. A cela, les règles ne servent à rien, au contraire. Ce sont peut-être deux visions de la société qui sont en jeu : l’une de la norme et de la codification, de l’affranchissement de la responsabilité et l’autre de l’engagement, du projet, du débat, du contrat négocié entre acteurs, du conflit fécond, de l’arbitrage politique, de la politique. Seulement je ne suis pas sûr que la première ait l’humanité et l’efficacité que la deuxième présente malgré ses contradictions et ses incertitudes.
Alors, pour défendre le bien public, la vertu ne serait-elle pas de rentrer dans l’illégalité en faisant éclater les règles ?
Jean-Pierre Charbonneau, Paris le 20 mars 2001