Le temps, matériau de la transformation urbaine

Le temps n’est pas une sorte de notion abstraite à l’usage de ceux qui ne seraient pas impliqués dans l’action quotidienne et qui de ce fait pourraient prendre leur temps justement de spéculer sur l’état du monde. C’est un des matériaux de la transformation urbaine dont il convient que tout professionnel engagé dans cette tâche tienne compte et quelques exemples pris à des stades différents de réflexion ou d’élaboration de projets, faisant appel à des acteurs divers en témoignent.

Souvent dans les collectivités, une liste impressionnante d’actions existe, dont personne ne s’est attaché à vérifier la faisabilité, ni à quel terme, ni pour quel budget, ni pour quel effet. Et il n’est pas rare que le projet public soit fondé sur la mise en oeuvre d’une opération dont une analyse fine ne démontre que bien plus tard le caractère irréaliste, même à moyen terme. Alors, ce qui est finalement réalisé ne l’est pas tant pour son effet sur des problèmes tenus pour cruciaux, ou parce que, coordonné avec d’autres initiatives, il en démultiplierait l’impact mais parce que tel service technique aura engagé des études, rendant plausible une concrétisation à un terme raisonnable. Dans ces conditions, l’argent public n’est pas utilisé en fonction de l’intérêt public décidé par des élus mandatés pour cela mais sur des critères aléatoires. Le mandat électoral est une expression de la vie démocratique et c’est un des rythmes légitimes de l’évolution de la ville. Pour cela il faut, lorsqu’il débute, analyser la pertinence des projets envisagés en en déterminant les échéances, les effets escomptés et le coût de manière à ce que le choix politique puisse s’exercer (un projet politique cadre constitue un outil de cohérence précieux qui oriente les actes dans un sens partagé sur un temps donné). Alors, connaissant la réalité même de ce qui pourra être fait et à quel terme (par exemple, une opération d’aménagement d’espaces publics nécessite au minimum 3 ans entre la décision de faire et la fin des travaux), il est aussi plus facile d’imaginer les actions complémentaires souhaitables et immédiatement réalisables (résolution de problèmes quotidiens, gestion renforcée, etc.) et d’utiliser ainsi de la manière la plus efficace l’argent public.

Toute opération d’aménagement urbain est complexe, qui fait appel à de multiples acteurs, traite de sujets divers et étroitement imbriqués, mobilise des processus autant administratifs que politiques, techniques ou par exemple sociaux et financiers. Pour autant, on voit bien souvent des opérations être engagées sans que le moindre planning même approximatif n’ait été fait, les organisateurs découvrant alors les difficultés au fur et à mesure de leur apparition, à vue en quelque sorte, sans capacité de prévision et donc sans la moindre maîtrise. Alors, un projet qui répondait à un contexte particulier, arrivant bien plus tard et dans de mauvaises conditions de production, s’avère souvent inopérant ou décalé. Une des leçons de l’action sur les quartiers sensibles est par exemple le fait de mobiliser tous les acteurs dans le sens d’un projet partagé et sur un temps court de manière à obtenir un véritable effet d’échelle. Ainsi doit-on coordonner la rénovation des logements assumée par les bailleurs sociaux, l’accessibilité en transports en commun qui dépend de la société des transports, l’aménagement des espaces publics de compétence communale, l’éducation et le travail social, etc. Pour ce faire, la maîtrise du temps ou plutôt des différents temps de chaque partenaire est primordiale faute de quoi l’effet de chaque acte peut être remis en cause. La constitution de plannings adaptés est donc un des outils de base du responsable de projet. Et cette gestion du temps n’est pas une affaire facile car la transformation urbaine obéit à plusieurs temps différents : le temps perçu par les habitants n’est pas le même que celui de l’urbaniste ou celui du promoteur par exemple. Celui-ci a d’ailleurs une capacité à agir vite que n’a pas une collectivité. Devant coordonner des acteurs, des processus qui n’ont pas les mêmes règles ou les mêmes intérêts, les professionnels de l’urbain se doivent donc d’intégrer le temps dans leur pratique. Maîtrisant la diversité des temporalités, ils sont alors en mesure aussi de construire des stratégies capables d’assumer le caractère changeant d’un contexte toujours en mouvement (c’est le cas par exemple en matière économique ou social).

La concertation apparaît souvent comme un pensum qui alourdit encore un travail déjà bien compliqué. Chacun a vécu une situation dans laquelle les responsables de l’urbanisme d’une collectivité présentent le projet d’évolution d’un quartier à ses habitants. Ces derniers sont bien sûr persuadés, sans que l’on songe à les en mettre en garde, que la réalisation devrait intervenir dans les prochains mois ; ou alors ils demandent que l’on résolve d’abord les problèmes concrets qu’ils ont aujourd’hui. Ont-ils tort et doit-on opposer la noblesse de l’urbain à la trivialité du quotidien ? Au contraire, nous devons mener de front action immédiate et projet à plus long terme, dératiser les caves et élaborer le cadre de l’évolution urbaine du quartier, planter des arbres dès que l’on peut le faire et concevoir des projets complexes : ce sont quelques-uns des moyens pour faire correspondre le temps des professionnels (temps d’étude, temps administratif, temps de décision etc.) et celui du public (temps de prise de connaissance, de débat, de réponse, temps de la vie quotidienne, etc.). Cela suppose de prendre la concertation avec le sérieux qu’il convient d’accorder à un thème qui est aussi complexe qu’un calcul de béton armé ou que la détermination d’un programme. Ainsi, il est fréquemment reproché aux maîtres d’ouvrage d’arriver avec des projets « ficelés », ou de fournir des documents trop tard pour qu’ils puissent être réellement étudiés ou d’attendre une réponse trop rapide par rapport au temps nécessité par l’étude sérieuse d’un dossier, la consultation d’un public plus large. Une méthode, qui peut être utilisée et s’appuie sur l’exercice de la commande, consiste à faire évoluer le processus d’étude traditionnel des projets et à solliciter les maîtres d’œuvre de manière à ce que réflexion et propositions avancent non pas de manière linéaire et continue mais par étapes successives, précisément préparées et organisées. Chacune d’elles est alors l’occasion de présenter à la discussion plusieurs hypothèses différentes, vraisemblables (l’expérience montre qu’il n’y a pas une réponse et une seule à une question) dont on vérifie la pertinence, sur lesquelles on sollicite un avis. Et un débat fécond, éclairé, utilisant pleinement les possibilités de choix qu’offre le processus, est un excellent moyen de faire avancer un projet dans de bonnes conditions et qu’il soit porté par les usagers.

Plutôt que de subir le temps, il faut l’apprivoiser. Ainsi, une politique urbaine nécessite un engagement politique souvent jusqu’au niveau du maire. Or tout édile assume des responsabilités très consommatrices de temps et le mobiliser durant une période longue est souvent un exercice impossible. Utiliser au mieux la capacité qu’offre l’engagement personnel d’un homme politique conduit donc à préparer dossiers et arbitrages de manière fine, avec des documents clairs, des enjeux explicités, une présentation synthétique afin qu’en un temps par nécessité court, un grand nombre de dossiers puissent être traités correctement. Cela exclut naturellement les présentations qui n’en finissent pas, les digressions multiples. Cette rigueur même (qui n’est pas de la rigidité) constitue une des conditions de l’efficacité d’une politique d’aménagement, laquelle se mesure notamment à sa capacité à produire de la qualité à grande échelle. Faute d’un tel processus, trop de temps est passé sur quelques projets seulement (souvent les plus prestigieux ou ceux qui sont portés le plus vigoureusement) tandis que la plupart de ceux qui transforment la ville et ses quartiers tous les jours échappent à un véritable contrôle de qualité. On aboutit alors à une ville à deux vitesses, certains lieux étant traités avec le plus grand soin (les places et les quartiers centraux par exemple) tandis que d’autres (les rues, les infrastructures, les anciens quartiers parfois ou ceux qui sont peu « porteurs ») sont traités sans attention, voir dans la seule logique fonctionnaliste et avec un résultat qui contredit les principes affichés par la collectivité. La ville est une et une politique d’aménagement doit s’attacher à ce que tout projet, quelle que soit sa dimension et sa situation, soit traité avec le même soin (manière de traiter avec le même respect les citoyens en tous lieux et quel que soit leur usage de la ville). Cela conduit à ce que la légitimité du travail des techniciens soit reconnue et, pour cela, les élus doivent construire une technostructure efficace, au service de leur politique et sur laquelle ils pourront en confiance s’appuyer.

Les projets politiques ont à peu près tous pour objectif que les villes assurent pleinement leur rôle dans le développement de la personne et de la société. C’est souvent aux résultats que les différences se mesurent. Mais jamais aucune échéance n’est avancée pour qu’un tel objectif soit atteint, tandis que plus le temps avance et plus les problèmes sont complexes, difficiles. Et depuis 10 ans que l’on a réalisé des lignes de tramways, des projets urbains, que l’on a réhabilité aux sens propres et figurés des espaces publics, les déplacements ont continué à s’accroître, le fonctionnement de la ville à se détériorer. L’action publique semble courir après une réalité qu’elle ne parvient pas à rattraper. Heureusement, dans le même temps, des compétences se sont construites dans certaines grandes villes en matière de développement urbain et s’attaquer à cette matière complexe que constitue une ville ne me semble plus illusoire. Il est à présent possible et nécessaire d’aborder le fonctionnement même de la cité en tant que tel comme sujet de projet, et de mobiliser les moyens humains et méthodologiques adaptés pour un résultat à une échéance raisonnable. On sait faire des politiques de transports en commun ou des politiques de tram mais elles sont souvent conçues pour la première dans la seule logique de rentabilité, et pour la seconde comme une conséquence d’un phénomène de mode qui sacrifie l’objectif (une ville agréable et dans laquelle on se déplace aisément partout) au profit d’un des moyens (construire une ligne de tram sur laquelle on met toute l’énergie en supposant qu’elle aura des effets sur la ville dans son ensemble). Il s’agit de dépasser cette logique fonctionnelle pour se donner l’objectif d’une ville vraiment humaine et qui fonctionne, et de déterminer alors les thèmes qu’il conviendra de développer (diminution de l’éloignement domicile-travail, attractivité de la ville constituée, etc.), les lieux qu’il faudra aménager ou transformer pour assurer de manière pragmatique et réaliste ce fonctionnement. On peut imaginer la création d’une armature de grands sites linéaires servant de liens entre les quartiers ou à l’intérieur de ceux-ci, véritables espaces actifs à dominante multimodale (vélos, piétons, rollers, activités de loisirs, etc.) mais dans lesquels la voiture serait marginalisée. L’organisation des transports, de la circulation et par exemple du stationnement serait alors mise au service de cet objectif d’une ville « aimable » et les opérations seraient réalisées par les divers organismes à une échéance compatible avec celle du projet cadre, sans que cela renvoie aux calendes grecques. Alors, le choix du mode de transport ne serait pas fait pour lui-même ou parce que c’est l’air du temps mais de manière à ce qu’il soit au service d’objectifs plus larges et à un délai court.

Une telle approche a parfois été mise en œuvre dans la dernière décennie au niveau de quartiers où, dans un temps court (un mandat électoral), ont été déterminés les lieux dont l’aménagement permettait la création d’une véritable qualité de vie pour habitants ou usagers, assurant aussi les conditions du développement des sites. Alors, les actions concernant les transports en commun, la circulation et le stationnement ont été réfléchies puis mises en œuvre au service de ce projet global, limité dans le temps et dans l’espace. Il s’agit seulement d’étendre cette démarche à la ville entière et il est temps de s’attaquer sans complexe à la fondation même de la discipline urbaine qui est d’être au service d’une ville vraiment aimable pour tous et qui fonctionne (maintenant et non dans un temps dont personne n’est en mesure de déterminer l’échéance), temps aussi de développer des compétences en ce sens qui permettront de maîtriser plutôt que de subir l’évolution urbaine.