Urbanistes de l’ordinaire

Adapter la profession à la complexité territoriale

Par Jean-Pierre Charbonneau, urbaniste, consultant et Cynthia Ghorra-Gobin, géographe-urbaniste

Face aux grands projets qui consistent à construire des quartiers ex-nihilo, la demande des habitants et des élus concerne de plus en plus l’amélioration de l’existant. Y aurait-il contradiction ou plutôt la nécessité de repenser une pratique de l’urbanisme héritée du siècle précédent et concevoir le profil de l’urbaniste de « l’ordinaire », qui continue à mobiliser des techniques urbaines conventionnelles, mais repense sa manière d’intervenir. Trois principes définissent son rôle.

Prendre distance avec la « starchitecture »

S’appuyant fréquemment sur la commande à des architectes médiatisés connus à l’échelle mondiale, il existe une sorte de modèle qui vise à la réalisation de méga-projets urbains censés assurer l’attractivité d’un site pour en faire un « haut-lieu ». Or chaque territoire, chaque contexte est différent et les ressources humaines, financières ou culturelles, les enjeux, les problèmes à résoudre sont spécifiques. Le modèle actuel repose sur une approche de l’urbain valorisant ce qui est nouveau et non l’existant (les quartiers, les modes de vie, les habitants, les fonctions et réseaux techniques…). Pourtant, la ville « déjà là » représente souvent plus de 90% des surfaces urbanisées. De plus elle n’est pas un objet inerte mais est forte de ceux qui l’animent, la font vivre, de ceux qui ont conscience de ses ressources, de sa place dans d’autres échelles de territoire. L’on se doit d’aborder les cités dans la réalité de leur géographie physique et sociale, d’adapter les processus aux contextes.

Un exemple est donné par les « Plans d’action de quartier », projets de territoires pour les secteurs sans investissement lourd. Leur but est de mener des initiatives rapprochant actions des collectivités et demandes des habitants. Ils consistent à recenser les problèmes concrets et à améliorer de manière simple et concertée les équipements, les espaces, le transport, la culture, les écoles, la propreté… Evitant la dispersion des initiatives et utilisant au mieux les budgets disponibles, ils apportent cohérence et efficacité à l’action publique en obligeant à décider de priorités. Ils sont aussi un moyen pour, agissant aujourd’hui, préparer l’avenir en mettant en place des méthodes de travail, des compétences, des partenariats, construisant ainsi une gouvernance locale adaptée. On revient alors à la raison même de l’aménagement urbain qui est d’être vecteur d’amélioration. Cette démarche, qui s’appuie sur le partage des réflexions et des actions, est un levier d’activation de la vie démocratique au service d’un territoire et de ses acteurs. Elle peut également s’appliquer au cas de la régénération des centres des villes moyennes.

S’imprégner du contexte local

En effet, certaines petites ou moyennes cités françaises voient les bâtiments de leurs centre-ville désertés, les commerces fermés au profit de zones périphériques elles-mêmes peu dynamiques ? Les habitants se logent de plus en plus loin, induisant une sur-utilisation de la voiture. Face à cette fragilité urbaine, invoquer des investissements privés est illusoire, ces territoires en décroissance n’ayant de marché ni du logement ni du commerce. Difficile d’imaginer que la construction d’une médiathèque ou l’aménagement luxueux de la place de la Mairie répondront à la complexité et à l’échelle du problème. Les édiles ont souvent conscience du décalage entre les questions concrètes posées par leurs administrés et les modèles. Il faut au contraire mobiliser les ressources, inventer des réponses adaptées, construire des stratégies, fixer des priorités.

L’urbaniste de l’ordinaire compose avec la complexité des lieux comme des niveaux politiques. Il intègre l’attente des habitants dans leur diversité, désireux de s’impliquer dans l’amélioration de leur environnement. Il est à l’écoute des singularités, des opportunités locales. Le but est certes d’améliorer le vécu urbain mais aussi de consolider la capacité du dit territoire à évoluer positivement. Etre impliqué dans un projet de transformation urbaine conduisant à intégrer les enjeux sociaux, politiques et économiques comme les jeux de rôles, l’urbaniste de l’ordinaire participe ainsi à la construction d’un processus collectif capable de générer d’autres réflexions, d’enclencher de nouveaux actes.

Partir de l’état des lieux des conflits pour construire la « dispute »

On utilise ici le terme générique d’urbaniste pour qualifier le rôle du concepteur travaillant sur l’évolution des territoires (architectes, paysagistes et… urbanistes). Il n’exerce pas une profession dans un cadre consensuel mais s’inscrit dans un débat politique, l’action urbaine étant au centre de contradictions locales. Dans l’urbanisme ordinaire, les acteurs impliqués sont en particulier les responsables de projet. Ils souhaitent voir le processus aboutir en dépit des oppositions plus ou moins affichées entre techniciens ou élus. Sont également présents habitants, commerçants, usagers des transports publics, visiteurs, parents d’élèves… Ces catégories renvoient à une pluralité d’acteurs dont les représentations sont a priori diverses et souvent sources de conflits. Les commerçants souhaitent que l’on stationne au plus près de chez eux, les visiteurs acceptent de marcher à pied, profitant d’un parcours agréable. Personnes âgées et jeunes ne vivent pas les espaces publics de la même manière ni dans les mêmes temporalités, induisant parfois des conflits.

Dans ce monde incertain, contradictoire, où la reconfiguration du milieu local est en cours, l’urbaniste peut jouer un rôle fécond en prenant le pouls du réel urbain, en clarifiant les enjeux des diverses représentations, en problématisant les lignes de conflits et exprimant les intérêts des uns et des autres. C’est là un rôle d’écoute, d’observation et d’analyse d’un milieu avec l’objectif de le réparer ou d’améliorer son fonctionnement. L’urbaniste, à travers la production d’un projet, propose une pluralité de solutions, d’hypothèses d’évolution du site. Invitant à ne pas éluder les conflits mais donnant aux acteurs les éléments du débat, il donne de la vitalité à la « dispute », celle-ci étant considérée comme un moment nécessaire de l’expression de chacun. Cette phase représente un préalable au choix d’une solution par nature insatisfaisante mais qui permettra d’aller de l’avant et ainsi d’améliorer l’existant.

En mettant à plat les désaccords sur les enjeux du territoire, dans le cadre de réunions publiques par exemple, l’urbaniste donne un visage aux contradicteurs, un contenu à leurs arguments et transforme les conflits de représentation en une véritable « dispute ». Celle-ci peut ne pas se limiter aux orientations attendues du changement mais se poursuivre tout au long du processus, de l’expression des enjeux aux phases de réalisation en passant par les étapes de projet. Ainsi, un espace public peut devenir une place minérale ou un square intime, la question peut mériter débat. Une fois la décision prise, un concours illustrera diverses options de traitement à discuter. Ensuite, l’étude du projet lauréat conduira à une discussion sur la place donnée aux voitures et aux piétons…

Le métier d’urbaniste de l’ordinaire se définit ainsi comme un processus d’apprentissage auprès des différents acteurs qu’il faut « aller chercher » pour les impliquer et les accompagner de manière à publiciser leurs points de vue et leurs conflits dans le but de favoriser l’expression de la « dispute ». Et si malgré tout aucun consensus n’émerge, le politique aura la légitimité pour arbitrer.

L’hybridité de la profession d’urbaniste

La démarche réflexive conduite ici s’appuie sur une pratique qui s’est affirmée au cours des dernières décennies dans les analyses des sciences sociales, lesquelles insistent sur la reconfiguration des territoires. Elle prend distance par rapport à une approche « glamour » de l’urbanisme que l’on retrouve dans les grands projets urbains et qui vise à élaborer les « haut-lieux » de la ville dans un monde globalisé. Elle précise l’intérêt d’une immersion dans le milieu étudié afin d’éviter de faire référence à des modèles venus de l’extérieur. Elle propose de partir de l’état des lieux, de faire émerger les conflits d’intérêts pour construire et donner à voir la dispute.

La pratique professionnelle de l’urbanisme de l’ordinaire est difficilement dissociable de l’intention démocratique et on peut parler à son sujet d’«hybridité ». Profession d’accoucheurs de solutions contextuelles, elle peut se percevoir comme un « levier » de l’implication des publics dans le devenir de leur environnement. Ce qui représente aussi un enjeu considérable pour assurer à terme la vitalité du territoire et de la société à l’échelle nationale.

(Revue Urbanisme)